Anna Tsing : « Nos infrastructures nous échappent » - revue Terrestres

miladyrenoirmiladyrenoir
2025-12-8 15:48

Anna Tsing : « Nos infrastructures nous échappent »

Navires, labos, réseaux urbains ou commerce mondial : à rebours d’un

Anthropocène surplombant, l’anthropologue Anna Tsing poursuit son projet

collectif d’atlas des dérèglements locaux et fait paraître un guide de

terrain pour mieux voir les natures abîmées près de chez nous. Échange à

quatre voix à l’occasion de son passage en France.

Anna Lowenhaupt Tsing - 2 décembre 2025

https://www.terrestres.org/author/annalowenhaupttsing/

Temps de lecture : 19 minutes

Anthropocène https://www.terrestres.org/tag/anthropocene/Anthropologie

https://www.terrestres.org/tag/anthropologie/Capitalisme

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https://www.terrestres.org/tag/climat/Ecologie Politique

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https://www.terrestres.org/tag/recits/Vivants

https://www.terrestres.org/tag/vivants/

En juin 2025, une rencontre avec l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing

s’est tenue à l’Académie du climat de Paris, à l’occasion de la sortie en

France du livre qu’elle a coordonné et cosigné avec Jennifer Deger, Alder

Keleman Saxena et Feifei Zhou : *Field Guide to the Patchy Anthropocene.

The New Nature* (Stanford University Press, 2024). Traduit par Philippe

Pignarre et Isabelle Stengers, *Notre nouvelle nature. Guide de terrain de

l’Anthropocène*

https://www.seuil.com/ouvrage/notre-nouvelle-nature-anna-lowenhaupt-tsing/9782021585445,

est paru aux éditions du Seuil en 2025. Cet article est la transcription de

cette rencontre organisée par Terrestres, à laquelle ont pris part la

journaliste Jade Lindgaard, la philosophe Emilie Hache et l’éditeur et

traducteur Philippe Pignarre.

Dans cet entretien, il est beaucoup question du « Feral Atlas », un vaste

projet d’enquêtes historiques et ethnographiques élaboré avec des artistes,

qui a abouti à un site Internet https://feralatlas.supdigital.org/. Une

version française du Feral Atlas, composée de textes sélectionnés et

traduits par Marin Schaffner, vient de paraître sous forme de livre aux

éditions Wildproject : *Atlas féral. Histoires vraies et proliférantes des

résistances aux infrastructures humaines*

https://wildproject.org/livres/atlas-feral.

[image: image.png]

©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

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©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Jade Lindgaard – L’ouvrage collectif que vient présenter Anna Tsing est

intitulé Notre nouvelle nature : Guide de terrain de l’Anthropocène.

C’est un livre magnifique et renversant, qui est à la fois une suite et un

déploiement du Champignon de la fin du monde. Anna, pouvez-vous nous

parler de ce projet ?

Anna Tsing – Tout est parti d’une question simple : comment peut-on

comprendre l’Anthropocène, cette époque où les perturbations humaines sur

la terre sont devenues aussi importantes que toutes sortes de forces, *depuis

le terrain* ? Beaucoup d’entre vous connaissent sans doute les idées de

Bruno Latour, qui disait que nous devons redevenir des terrestres et

admettre notre occupation du sol au lieu de flotter abstraitement dans

l’atmosphère. C’est pourquoi je demande : comment comprend-on

l’Anthropocène depuis le sol ? Je répondrais en commençant par présenter

deux mots très importants dans le livre : il s’agit des termes féral (

feral) et patch. Aucun des deux n’est vraiment employé dans le langage

courant. Féral s’emploie pour un animal d’élevage qui s’est échappé de la

ferme : un cochon qui a fui dans la forêt et vit tout seul est un cochon

féral. Nous avons étendu ce concept à toutes sortes de non-humains qui sont

en un sens le produit de projets humains, mais dont les humains ont perdu

le contrôle. Ce sont les effets non planifiés des projets de construction

des humains. Par exemple, une toxine industrielle qui s’échappe de l’usine

et s’écoule dans le système local des eaux, ou bien une nouvelle souche de

grippe aviaire qui apparaît dans un élevage industriel de poulets et

infecte d’autres animaux, sont féraux. Quant au terme de patch, il vient de

l’écologie du paysage et se réfère à un endroit qui est cohérent, et qui se

différencie des endroits voisins de manière évidente. Tel que nous

l’entendons dans notre projet, un patch se forme à partir de l’effet

féral : on ne peut jamais connaître sa taille ou sa forme en avance. Si on

reprend nos exemples d’une toxine ou d’une maladie, le patch va

correspondre à l’étendue de cette toxine ou de cette maladie. C’est cette

étendue qui va nous donner la taille du patch. Notre argument dans ce

projet est que pour aborder l’Anthropocène depuis le sol, nous devons

commencer par les patches, et regarder les connections entre ces patchs et

la planète. Je voudrais vous donner deux exemples tirés du Feral Atlas

https://feralatlas.org/, le projet collectif scientifique et artistique

sur lequel est basé notre livre, et auquel ont contribué plus d’une

centaine de personnes.

Le premier exemple est issu de l’histoire du colonialisme français. Il

vient d’un historien appelé Michael G. Vann, qui a étudié le Hanoï de

l’époque coloniale, dans ce qui est aujourd’hui le Vietnam. Michael raconte

que les colons français voulaient faire de cette ville une cité moderne,

avec un système de tout à l’égout pour qu’elle soit hygiénique. Mais il

s’est avéré que le système de canalisations des égouts était un endroit

parfait pour les rats. Ils y ont si bien proliféré qu’ils remontaient dans

les toilettes modernes que les colons avaient créées. Alors que les colons

voulaient monter à quel point ils étaient loin de saleté qu’ils imputaient

aux autochtones, ils ont littéralement élevé des rats dans leurs

canalisations. Voilà un effet féral appliqué à une infrastructure.

Au lieu de partir d’un modèle planétaire comme le font les modélisations

climatiques, nous partons du sol et nous invitons à regarder ces projets

humains que nous appelons les infrastructures et leur effets féraux.

Anna Tsing

Mon deuxième exemple est celui de nouvelles souches de bactéries

particulièrement dangereuses : à cause de l’emploi massif des

antibiotiques, elles y sont devenues résistantes. De telles bactéries se

développent désormais tout le temps. L’anthropologue Jens Seeberg a regardé

les patches – en l’occurrence, les endroits où ces bactéries résistantes

aux antibiotiques se développent – et il en a notamment trouvé deux : l’un

au Danemark, son pays d’origine, autour des fermes à cochons, à qui l’on

donne tellement d’antibiotiques à manger que des bactéries résistantes se

forment tout le temps ; et l’autre en Inde, où il mène des recherches sur

l’industrie pharmaceutique : là aussi, il s’écoule tellement

d’antibiotiques dans les ruisseaux de la région que de nouvelles formes de

bactéries résistantes se forment sans cesse et saturent la terre. Ce sont

les patches, dont on imagine aisément qu’ils pourraient s’étendre à la

planète. Notre livre défend ainsi une nouvelle manière de voir les défis

environnementaux de l’époque. Au lieu de partir d’un modèle planétaire

comme le font les modélisations climatiques, nous partons du sol, du

terrain (ground), et nous invitons à regarder ces projets humains que

nous appelons les infrastructures et leur effets féraux. Pour nous,

l’Anthropocène est la somme de tous ces effets féraux, et de leurs patches.

©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Jade Lindgaard – Philippe Pignarre et Emilie Hache, vous qui connaissez

bien le travail d’Anna Tsing et de ses collègues, quelle lecture

faites-vous de cet ouvrage ?

Philippe Pignarre – Quand j’ai découvert ce livre en anglais, je me suis

dit : la traduction est une urgence. Car c’est un livre qui modifie toutes

nos conceptions et bouleverse le domaine de l’écologie. Je suis depuis des

années l’éditeur de Bruno Latour, qui appelait à atterrir et en avait

fait tout un programme. Le projet d’Anna Tsing et de ses co-autrices

réalise ce programme : il nous montre comment on atterrit. L’originalité de

ce livre, c’est qu’il est le premier livre sur l’Anthropocène qui n’a pas

comme point de départ le réchauffement climatique. Son point de départ, ce

sont toutes nos infrastructures, un mot qui doit être compris au sens très

large : les navires, les centrales nucléaires qu’il faut arrêter, des

immeubles et plein d’autres choses encore. Au bout d’un moment, nos

infrastructures nous échappent et deviennent férales. Mais à l’image des

cochons ou des chats qui s’échappent en forêt et deviennent non pas

sauvages mais à moitié sauvages, nos infrastructures provoquent des effets

inattendus, incontrôlés et incontrôlables : on ne sait pas comment les

contrôler… Avec cette approche, l’Anthropocène devient une série de

patches, liés entre eux par des corridors. C’est une approche qui pose de

nouvelles questions, et en fait disparaître d’autres – la question de dater

l’Anthropocène devient par exemple hors de propos. Elle oblige aussi à

reconnaître qu’il reste des patches de l’Holocène – des « patches

holocéniques » – que l’on peut rencontrer dans nos différents parcours.

C’est donc un livre qui nous propose une véritable révolution

épistémologique sur le sens même de l’Anthropocène. C’est aussi un livre

qui foisonne d’histoires. Anna vous a raconté l’histoire des rats dans

Hanoï occupé venant ronger les fesses des Français quand ils vont faire

leurs besoins : voilà une histoire tout à fait fascinante. Mais on pourrait

prendre un autre exemple : celui des coléoptères de la térébenthine, qui

est très beau. Qu’est-ce que ces coléoptères ? Ils adorent les pins,

surtout lorsqu’ils sont malades ou morts : ils se glissent entre l’écorce

et le bois, et ils rongent. Or, ces coléoptères de la térébenthine ne sont

efficaces que parce qu’ils ont fait alliance avec un minuscule champignon

très particulier. Ils sont dans l’Oregon, cette région que connaît bien

Anna Tsing – c’est là que démarrait son livre *Le Champignon de la fin du

monde*. Il se trouve que par ailleurs, les Chinois, qui ont abattu une

grande partie des forêts de leur pays, se sont mis dans les années 1980 à

importer massivement du bois, notamment depuis les forêts de l’Oregon. Le

coléoptère a donc voyagé avec les cargaisons de bois jusque dans la

province du Shanxi. Là-bas, il s’est marié avec un autre champignon local,

différent du champignon étasunien, qui l’a rendu mille fois plus agressif.

Les coléoptères de la térébenthine se sont mis à dévorer le bois issu des

pins coupés à une vitesse folle. Aujourd’hui, une question brûlante reste

en suspens : est-ce que ce coléoptère et son nouvel hôte, le champignon

chinois microscopique, vont faire le chemin inverse vers les Etats-Unis ?

Ce serait catastrophique pour les forêts de l’Oregon.

➤ Lire aussi | Que demande la lutte politique aujourd’hui ?

https://www.terrestres.org/2022/01/13/que-demande-la-lutte-politique-aujourdhui/・Isabelle

Stengers (2022)

Emilie Hache – En lisant Notre nouvelle nature, nous sentons qu’il s’agit

du résultat d’un travail collectif, d’une multiplicité de personnes. Nous

sentons aussi autre chose : le fait de faire partie d’une communauté

scientifique. Pas seulement au sens où ce livre est écrit à plusieurs

mains, mais au sens où il dialogue avec tout ce qui s’écrit depuis plus de

20 ans maintenant autour de la notion d’Anthropocène, dans les sciences

humaines et sociales et dans les sciences naturelles. Ce livre clôture en

quelque sorte un premier temps des débats sur l’Anthropocène : comment

doit-on nommer cette époque ? Ne doit-on pas plutôt parler de

Plantationocène ou de Capitalocène ? Est-ce que le fait d’introduire ce

concept pourrait menacer la prise en compte des inégalités sociales ? Etc.

Le texte d’Anna Tsing et de ses co-autrices prend en compte toutes ces

discussions et sans y mettre un point final, il propose d’avancer, de

passer à une étape suivante. De fait, la manière de comprendre le concept

d’Anthropocène est complètement transformée à la lecture de ce livre, d’une

part parce qu’on l’aborde ici par le bas et non pas par le haut, et d’autre

part, parce qu’il est largement défini par son incontrôlabilité – les

autrices insistent beaucoup sur ce point dans le livre –lui conférant une

dimension d’inconnu très forte sur ce qu’il va se passer à plein

d’endroits. Les histoires qui sont racontées dans le livre sont très dures,

et pourtant, le fait de partir du terrain et de ne pas savoir ce qu’il va

se passer rebat les cartes : cela ré-ouvre des possibilités d’action, alors

que beaucoup de textes abordant l’Anthropocène d’en haut, nous paralysent

et nous rendent impuissant·es. Je trouve qu’il y a à cet égard dans ce

livre une radicalité dans la position de recherche, une revendication de

responsabilité autant qu’une prise de risque. À quoi bon sinon faire ce

genre d’enquêtes plutôt que de bloquer une mine de charbon ? Il faut se

placer à la bonne échelle de la situation dans laquelle on est. Une

question me semble traverser tout le livre, qui porte sur l’*épistémè

*moderne :

la manière dont on a pensé la constitution des sciences pendant toute la

modernité européenne n’est peut-être plus suffisante pour répondre à la

situation anthropocénique qui est la nôtre. Elle fait même partie du

problème. Comment prendre cette question à bras le corps en tant que

chercheur·se en sciences humaines et sociales ? Cette question est posée à

la fin du Champignon de la fin du monde. Ici, elle est au cœur de ce

nouveau livre.

©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Il y a une très jolie traduction d’Isabelle Stengers et de Philippe

Pignarre, qui parlent d’un Anthropocène « épistémiquement éclaté ». J’ai

beaucoup aimé, car cela décrit bien les différentes propositions du livre

comme sa méthodologie, qui procède par accumulation de théories de natures

et de statures différentes, par empilements de savoirs scientifiques et de

savoirs vernaculaires, sans certitude quant à ce qui marche ou ne marche

pas, et en soulignant qu’on s’est privé de savoirs pourtant cruciaux mais

qui ne passaient pas l’épreuve de la véridiction scientifique moderne. En

ce sens également, cela réouvre les possibles. Avec ce livre, on a

l’impression de voir l’épistémologie se renouveler de manière concrète,

sous nos yeux. À cet égard, il me semble que ce livre peut être un début de

réponse au climato-scepticisme ou au climato-négationnisme. Je m’explique :

le climato-négationnisme repose sur une conception moderne d’une science

très surplombante, qui se présente de manière lisse et unifiée, et qui

n’explique pas comment elle se fabrique. Le résultat est que, dès que l’on

a accès à ses coulisses, comme cela s’est passé pour la fuite d’échanges

d’emails entre scientifiques en 2009 [l’affaire dite du Climategate, où

des scientifiques du Climatic Research Unit ont été accusés d’exagérer la

gravité du changement climatique], alors on crie à la tromperie. Or, tant

que nos manières de faire science accompagnaient voire servaient les

intérêts du système capitaliste, qu’elles nous permettaient d’exploiter

encore mieux et encore plus loin le vivant, on ne discutait pas trop de la

manière dont les sciences fonctionnaient – même si on n’était pas très au

clair là-dessus. Mais aujourd’hui que ces mêmes sciences montrent avec

rigueur les effets de cette exploitation généralisée, elles sont menacées

d’être rejetées comme des théories du complot ou des points de vue parmi

d’autres, qui ne mériteraient pas de considération. En repensant

collectivement ce que l’on entend par sciences, en refusant une version

surplombante et en partant du bas, en acceptant de rediscuter les rapports

entre sciences et savoirs traditionnels ou entre sciences humaines et

sociales et sciences dures et en mettant en scène la production de ce

savoir, Anna Tsing et ses collègues participent à mon sens à redonner

confiance dans nos manières de faire de la science. Elles permettent ainsi

de fabriquer des connaissances sur lesquelles on peut s’appuyer pour

comprendre la situation et pour défendre celles et ceux à qui on tient.

Aujourd’hui que les sciences montrent avec rigueur les effets de

l’exploitation généralisée, elles sont menacées d’être rejetées comme des

théories du complot ou des points de vue parmi d’autres, qui ne

mériteraient pas de considération.

Émilie Hache

Jade Lindgaard – Merci beaucoup pour vos interventions. Je voudrais

maintenant inviter Anna Tsing à se livrer à un petit exercice que je lui ai

proposé, qui est de donner trois exemples tirés de l’Atlas féral : un

exemple positif, un exemple désastreux, et un exemple indéterminé au sens

où l’on ne sait pas encore ce qui va se passer.

Anna Tsing – Je trouve l’exercice très amusant et je pense qu’il peut

conduire à aborder des problèmes importants. Un premier exemple d’effet

féral positif, donc : je pense aux recherches d’un spécialiste des

amphibiens et en particulier des grenouilles

https://feralatlas.supdigital.org/poster/green-frogs-thrive-in-the-suburbs,

qui a trouvé que dans les banlieues des villes étasuniennes, une espèce de

grenouille appelée la grenouille verte se porte mieux que jamais. Je

précise qu’aux Etats-Unis, la banlieue (suburb) est une zone relativement

riche et verte avec des arbres, des parcs et un accès aux aménités de la

campagne. Ces grenouilles vertes habitent dans les mares ou les étangs

ornementaux que les gens aménagent dans ces zones habitées mais peu denses.

D’autres grenouilles forestières déclinent ou disparaissent de ces zones,

mais la grenouille verte a trouvé un nouvel habitat dans ce type

particulier d’établissement humain. L’exemple suivant est un exemple

entièrement négatif. Le phosphore est un élément dont nous avons besoin

pour la vie : on ne peut pas vivre sans. Mais l’agriculture industrielle en

a fait un vrai danger en le répandant dans des champs où il est lessivé et

ruisselle dans les eaux. Dans l’eau, le phosphore devient tellement dense

qu’il tue toute vie. Je me réfère ici à l’enquête de terrain de

l’anthropologue Zachary Caple

https://feralatlas.supdigital.org/poster/chemical-fertilizers-turn-a-life-bearing-element-into-an-ecological-menace,

qui travaille en Floride dans une région où l’agriculture industrielle a

complètement transformé les paysages. Les zones humides sont

particulièrement affectées par cet excès de phosphore qui ruisselle depuis

les champs. L’écologie locale a été chamboulée, ça a tué les poissons et

les plantes aquatiques, et créé des zones envahies par les algues, où rien

d’autre ne peut pousser. Tout suffoque et meurt. Ce phosphore, qui encore

une fois est quelque chose dont tous les êtres vivants ont besoin pour

vivre, est devenu une menace pour la vie.

Dans le troisième exemple que j’ai choisi, on ne sait pas vraiment pas

comment ça va évoluer. Quand j’ai rencontré la spécialiste des fourmis

Déborah Gordon, elle était terrifiée par une nouvelle fourmi qui semblait

en passe de conquérir l’ensemble de la Californie, où nous habitons toutes

les deux. On appelle cette fourmi la fourmi d’Argentine, et il semble

qu’elle est arrivée sur des bateaux de sucre. Elle est particulièrement

dangereuse car elle construit des super-colonies avec de multiples reines :

quand on tue une reine, il en ressort plusieurs. On ne peut donc pas les

empoisonner, car cela les fait proliférer davantage. Elles pourraient ainsi

menacer les multiples espèces indigènes de fourmis, qui ont des rôles

écologiques très importants en Californie.

Ces dernières années, en poursuivant ses recherches, Déborah devenait

cependant plus optimiste

https://feralatlas.supdigital.org/poster/the-effect-of-an-invasive-species-is-not-constant

:

dans le site qu’elle étudie, au sein d’une réserve naturelle, elle a

observé que les fourmis locales réussissent à repousser les fourmis

d’Argentine. Elle en a conclu que c’est seulement dans les établissements

humains que les fourmis argentines réussissent si bien : il y a de la

nourriture, de l’eau, de la chaleur et tout ce dont ces fourmis ont besoin.

C’est donc avant tout dans nos cuisines qu’elles risquent de proliférer.

Mais cela reste à confirmer.

[image: image.png]

©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Jade – Merci Anna. Ce qui est extraordinaire avec ces exemples, c’est qu’en

les écoutant, on a tout de suite envie de repartir chez soi pour regarder

les cafards, les punaises de lit ou les rats du quartier ! Il y a quelque

chose de simple mais de puissant dans l’idée que tout cet Anthropocène se

passe chez nous, à la porte de notre logement, dans notre région. Et qu’il

ne tient qu’à nous de regarder et de faire le lien entre ces mots énormes

et écrasants comme changement climatique et écocide, avec toute ces vies

qui se déroulent sous nos yeux sans qu’on y prête attention. C’est un appel

à la curiosité et à l’observation, qui est rendue accessible à chacun·e.

Car on n’a peut-être pas encore assez dit que ce livre est pensé comme un

guide de terrain, un manuel pour observer en situation d’Anthropocène.

Philippe Pignarre – Je voudrais revenir sur deux points importants. Le

premier est ce terme de patch. Souvent, il y a un débat dans les réunions

de militant·es qui font de l’écologie pour savoir si le réchauffement

climatique est une nouvelle conséquence du capitalisme, un malheur en plus

de tous ceux que nous a déjà fait le capitalisme. D’autres répondent qu’il

ne faut pas raisonner comme cela car le réchauffement climatique change

tout, y compris la définition du capitalisme, y compris les programmes pour

se battre contre lui, ce qu’on peut faire ou imaginer comme autre société.

Et le changement climatique devient ainsi la grande cause. Mais Anna Tsing

nous dit que ni l’un ni l’autre de ces points de vue n’est le bon car ils

impliquent de regarder depuis le sommet, pour décider de ce qui englobe ou

de ce qui est englobé. Et c’est là que le terme de patch est utile, car

c’est un point de vue qui donne une prise : c’est une nouvelle manière de

définir un territoire par le concernement que ce territoire crée. Avec

Isabelle Stengers, on a hésité à traduire ce terme patch : en anglais

c’est facile, mais en français un patch désigne surtout des pansements

pharmaceutiques imbibés de nicotine ou d’autres produits, conçus pour se

faire une perfusion lente d’un produit chimique. Comme il s’agit de

territoire, nous avons interrogé les géographes français·es pour savoir

quoi faire, qui nous ont dit que ce terme est de plus en plus employé en

géographie. L’avantage est qu’un patch n’est pas défini a priori – est-ce

que l’Île de France est un patch ? je n’en sais rien – mais il est défini

par le travail des scientifiques, des militant·es, de toutes les personnes

qui sont concernées. Ce patch peut être petit, comme l’habitat de la

grenouille dont on parlait tout à l’heure, ou bien très grand : l’un des

patches du livre est par exemple la Mer noire, qui était jadis très

poissonneuse jusqu’à ce que des navires y larguent des quantités énormes de

méduses avec leurs eaux de ballast, puis que l’agriculture intensive y

déverse des intrants chimiques. Toute la mer est affectée, il n’y a plus de

poissons. C’est ainsi que le patch est défini.

Il n’y a pas que la façon occidentale d’aborder l’Anthropocène,

c’est-à-dire celle des scientifiques qui étudient les effets du changement

climatique : il y a de nombreuses façons de le ressentir, de l’analyser et

d’en parler.

Philippe Pignarre

L’autre point que je trouve crucial est la dimension anticoloniale très

forte qui découle du travail d’Anna Tsing et de ses collègues. Elles

montrent bien qu’il n’y a pas que les Occidentaux qui sont concernés par

l’Anthropocène : toutes les cultures et tous les peuples du monde y sont

confrontés, y compris les peuples autochtones qui habitent dans des zones

touchées par les inondations ou les feux de forêt. Et il n’y a pas que

façon occidentale d’aborder l’Anthropocène, c’est-à-dire celle des

scientifiques qui étudient les effets du changement climatique : il y a de

nombreuses façons de le ressentir, de l’analyser et d’en parler. Mais que

fait-on de tous ces points de vue différents sur les événements qui

adviennent à un endroit particulier ? Pour Anna et ses collègues, il n’y a

pas d’autre solution que de procéder en empilant (pilling). Il faut

empiler les connaissances et les savoirs, aucun savoir ne doit triompher

sur les autres. Je trouve que cette notion d’empilement des savoirs de tous

les gens qui sont concernés mais qui ne sont pas dans les cultures

scientifiques est très importante. À cet égard, il y a un chapitre – dont

je ne vous cache pas qu’il a été le plus difficile à traduire : ça a été

terrible ! – dans lequel Jenifer Deger, une collègue d’Anna, prend le point

de vue des Aborigènes pour parler de ce qui se passe en Australie. Ce texte

montre qu’il est possible de voir les choses à partir de points de vue

élaborés dans d’autres cultures, mais que c’est un travail très difficile.

Jade Lindgaard – Je voudrais poser une question plus politique. Est-ce que

ces patchs, que Philippe décrivait à l’instant comme des territoires

redéfinis par le concernement qu’on a pour eux, pourraient être une bonne

échelle d’organisation politique ? Une fois qu’on a cartographié ces

patches, est-ce qu’on a un espace politique depuis lequel agir ? Je pose

cette question en ayant en tête les Soulèvements de la terre, ce mouvement

qui se mobilise notamment contre les grosses infrastructures d’accaparement

de l’eau qu’on appelle les mégabassines. Je pense aussi à tout ce qui se

porte dans la lutte contre l’A69, ce projet très contesté d’autoroute dans

le sud-ouest de la France qui détruit des terres agricoles, des forêts et

des zones humides, et que les élus locaux défendent mordicus en disant que

c’est la condition de leur développement économique. Est-ce que ces

patches, donc, peuvent être un endroit où on essaie de s’organiser

politiquement ?

Anna Tsing – Oui, absolument. Je suis très inspirée par ce que j’entends

depuis plusieurs jours que je suis en France sur les luttes qui ont lieu

ici. Et surtout sur la manière de s’accrocher à la terre (*holding on to

land*) autour des infrastructures. Tout à l’heure, dans la rue, on m’a

donné un prospectus qui disait : « Stop au béton ! ». Et j’ai pensé : c’est

exactement le genre de choses que nous défendons dans ce livre. Nous

voulons avoir des luttes ancrées dans les lieux. Et nous contestons

fortement l’idée que les infrastructures permettent la vie et sont

positives pour tout le monde. Cette idée doit être passée au crible de la

critique. Est-ce qu’une route vaut la disparition de terres agricoles, de

forêts ou de zones humides qui peuvent nous aider d’autres manières ?

Je pense aussi que le fait de commencer avec des patchs permet à la

mobilisation politique de traverser toutes sortes de lignes de différence

afin de construire des alliances et des coalitions en vue de ce qui

pourrait être des genres de combat très variés, mais qui pourraient

peut-être travailler ensemble.

Nous contestons fortement l’idée que les infrastructures permettent la vie

et sont positives pour tout le monde.

Anna Tsing

[image: image.png]

©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Jade Lindgaard – J’en arrive à ma dernière question. D’un côté, on voit

toute la description foisonnante que ce livre propose et l’enthousiasme

intellectuel, sensible et politique qu’il peut créer. D’un autre côté, on

voit des élus, des parlementaires et des gouvernements qui continuent à

faire comme si le monde n’était pas féral. Comme si on pouvait soutenir

l’agriculture industrielle et ne pas prendre en compte les ravages des

pesticides, comme si on pouvait soutenir la création d’emplois sans prendre

en compte les destructions environnementales et sociales que vont entraîner

la création d’énormes data centers – pour prendre des exemples récents dans

la vie législative française. On est dans ce monde-là, où les décisions

politiques économiques structurantes se prennent sur la base d’une vision

du monde qui est vraiment très loin de ce décrit ce livre. Ma question

serait : comment est-ce que vous réfléchissez à cet écart, à cette distance

qui semble-t-il se creuse ? Est-ce que vous voyez des moyens, des outils

pour contrer cette distance ? Est-ce que cela ne nous conduit pas à une

situation qui risque de devenir conflictuelle, très dure, très tendue, et

loin du tissage de patches, d’humains et de non-humains que vous décrivez ?

Anna Tsing – Eh bien, je n’ai pas la réponse. L’un des défis les plus

importants de notre temps est que même les pires projets, ceux qui ont les

effets les plus catastrophiques, deviennent des modèles pour de nouveaux

projets : ils sont répliqués en étant aussi mauvais que les premiers, sinon

pires. C’est un énorme problème. Je ne veux pas clore cette rencontre sur

un point négatif mais il est vrai qu’il y a une aggravation. Jusqu’à

récemment, je pensais que je pouvais critiquer le fait de focaliser

uniquement sur le changement climatique dès lors qu’il est question

d’Anthropocène. Puisque le changement climatique était conventionnellement

accepté, il y avait la place pour dire : voilà ce que vous ne savez pas,

voilà ce qui est tout aussi important. Mais soudain, en tout cas dans mon

pays, on n’est même plus sûr que le changement climatique soit reconnu par

les élites. Il est même possible que les instruments conceptuels qu’on a

utilisés pour pousser ces problématiques soient démantelés à l’heure où

nous parlons. Mais comme Emilie l’a dit, ce travail sur l’Anthropocène est

un travail de scientifiques, d’activistes, d’artistes, d’agriculteurs, de

pêcheurs et toutes sortes de gens. Donc je veux espérer que parmi nous

tous, il y a encore les moyens de produire des « coalitions de patches (*patchy

coalitions*) », pour en faire quelque chose qui vaut le coup.

L’un des défis les plus importants de notre temps est que même les pires

projets deviennent des modèles pour de nouveaux projets : ils sont

répliqués en étant aussi mauvais que les premiers, sinon pires. C’est un

énorme problème.

Anna Tsing

Emilie Hache – En vous écoutant à l’instant, j’ai retrouvé le sentiment

très paradoxal que j’ai eu à la lecture de Notre nouvelle nature, et dont

je parlais tout à l’heure. La plupart des descriptions de patchs qui sont

faites sont dramatiques, et vous insistez par ailleurs sur le fait qu’il

n’y a pas de retour en arrière possible : les niveaux de féralité qui sont

engagés par les infrastructures que vous appelez industrielles et

impériales empêchent radicalement le retour à des cultures vernaculaires ou

traditionnelles. Donc c’est un livre dur à lire, il y a une dimension

vertigineuse. Mais dans le même temps, peut-être parce qu’on est toujours

au niveau du terrain, avec ces effets d’accumulation et de multiplication,

on ne ferme pas ce livre avec un sentiment de désespoir absolu. Ce n’est

pas fermé : il y a des pistes d’ouverture. Plus on identifiera des patchs,

plus on participera à identifier les espaces et les échelles auxquelles on

peut lutter. C’est en ce sens que le livre n’est pas paralysant et qu’il me

semble y avoir une dimension active. Car même si ce livre est présenté

comme une « suite » du Champignon de la fin du monde, ce serait plutôt *Le

champignon* qui est la suite logique de celui-ci, puisqu’il se passe dans

les ruines et raconte comment on fait pour vivre dans le monde désertifié.

➤ Lire aussi | L’ère de la standardisation : conversation sur la Plantation

https://www.terrestres.org/2024/02/23/lere-de-la-monoculture-et-de-la-standardisation-conversation-sur-la-plantation/・Anna

Lowenhaupt Tsing et Donna Harraway (2024)

Image d’accueil : montage d’éléments du Feral Atlas.

https://www.terrestres.org/2025/12/02/anna-tsing-nos-infrastructures-nous-echappent/