Aux îles Canaries, territoire frontalier entre l’Afrique de l’Ouest et
l’Europe, la mise en œuvre de la politique migratoire de l’Union européenne
est assurée par l’une de ses agences dotée du budget le plus important.
[image: Gran Canaria ABDOULIE - 3]
Christian Martínez
https://www.elsaltodiario.com/autor/christian-martinezManifestation
suite à la mort d’Abdoulie Bah aux mains de la police en Espagne.
Alicia Justo https://www.elsaltodiario.com/autor/alicia-justo
@aliciajusto.bsky.social https://bsky.app/profile/aliciajusto.bsky.social
1er décembre 2025, 5h30
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Les îles Canaries constituent depuis des années un élément clé de la
politique de contrôle des frontières, une caractéristique déterminante de
l’Union européenne (UE). De ce fait, la présence d’agents de l’ Agence
européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex)
https://www.elsaltodiario.com/frontex est courante sur les principales
îles d’accueil. Parallèlement, certaines autorités et certains secteurs de
la société réclament un déploiement accru de cette agence dans l’archipel,
malgré les doutes qui entourent son action. « L’approche de Frontex est
axée sur la sécurité, et non sur l’humanitaire », explique Koldobi Velasco,
membre de Nonviolent Direct Action et de l’Alternative antimilitariste
(MOC).
Depuis sa réactivation en 2020, la présence de Frontex aux îles Canaries se
limite aux opérations portuaires menées dans le cadre de l’opération Hera
.
Lancée en 2006 lors de la première crise des cayucos, cette opération a
connu plusieurs phases. Dans une réponse à El Salto, Frontex indique que
ses agents sont présents sur les îles pour appuyer les autorités espagnoles
dans la gestion des frontières. Leurs missions consistent notamment à
contrôler, prendre les empreintes digitales et enregistrer les migrants
arrivant par la mer, précise l’agence. Elle ajoute que, lors d’entretiens
volontaires, ils recueillent des informations sur les pays d’origine des
migrants, les raisons de leur voyage, les itinéraires empruntés, leur
vulnérabilité et les preuves d’implication de trafiquants d’êtres humains.
L’agence compte 70 agents et personnels spécialisés dans les îles, dont 18
interprètes et médiateurs culturels, selon les données communiquées cet
été. La durée de leur séjour varie en fonction des besoins opérationnels.
Des sources au sein de Frontex indiquent également que leur intervention «
repose sur une coopération opérationnelle avec les autorités nationales
espagnoles » et affirment que le personnel de Frontex contribue à
l’identification et à l’orientation des personnes susceptibles d’avoir
besoin d’une protection internationale, des victimes potentielles de traite
des êtres humains, des mineurs non accompagnés et d’autres personnes
vulnérables. « Les agents fournissent également des informations initiales
aux personnes qui ont besoin ou souhaitent demander une protection
internationale, en veillant à ce qu’elles connaissent leurs droits et les
procédures disponibles », précisent les mêmes sources.
L’agence compte 70 agents et personnels spécialisés dans les îles, dont 18
interprètes et médiateurs culturels, selon les données fournies cet été.
Le déploiement de l’agence est fondé sur les demandes des États membres de
l’UE. Ainhoa Ruiz Benedicto, fondatrice de l’Observatoire de la Bretxa et
du Centre Delàs pour les études sur la paix, précise que Frontex intervient
toujours à la demande d’un État membre et dans le cadre d’une coopération
ou d’une collaboration. Aux îles Canaries, les interventions ont lieu dans
les ports et les centres de rétention administrative pour étrangers (CATE).
Le gouvernement des îles Canaries a demandé un renforcement de la présence
de l’agence sur son territoire, « avec des aéronefs, des navires, des
radars et d’autres systèmes afin d’améliorer la surveillance maritime et
frontalière », selon un communiqué du gouvernement régional. Il exige
également que l’agence soit autorisée à participer aux opérations d’aide
humanitaire et de sauvetage en mer.
Malgré la récente demande du gouvernement régional en août dernier,
l’action de Frontex se limite depuis des années à des missions de
renseignement et d’identification, sans aucune action humanitaire. En 2023,
Por Causa alertait sur le risque que les îles Canaries deviennent un *point
chaud migratoire *, une porte d’entrée critique, à l’instar de Lampedusa ou
Lesbos. L’effondrement du quai d’Arguineguín à Gran Canaria en 2020
illustre ce risque. « Il est curieux que Frontex soit toujours sollicitée,
mais sans que son rôle ne soit d’apporter une aide logistique ou
humanitaire, de soutenir les hôpitaux susceptibles d’être débordés ou
d’appuyer le système éducatif. Au final – et c’est l’avis d’un analyste –
tous les renforts demandés servent uniquement à intercepter ces flux
migratoires, à empêcher les migrants d’arriver jusqu’ici », souligne
Benedicto.
L’opération actuelle diffère de celle déployée lors de la première crise
des bateaux de migrants, au cours de laquelle les navires et avions de
Frontex ont surveillé les eaux au large des îles Canaries, de la
Mauritanie, du Cap-Vert et du Sénégal – la première opération d’envergure
de l’agence. L’intervention de Frontex en haute mer nécessite un accord
avec les pays d’Afrique de l’Ouest. L’organisation Statewatch, dans son
rapport de cette année intitulé « *Exporter les frontières : Frontex et
l’expansion de la forteresse européenne en Afrique de l’Ouest » *, révèle
que le directeur de l’agence, Hans Leijtens, a exprimé des réticences quant
au lancement d’opérations en Mauritanie et au Sénégal : « Il est beaucoup
plus difficile de coopérer avec les pays africains et, pour être franc, je
suis très réticent », selon ses propos cités dans le document. Par
ailleurs, Benedicto ajoute que, tandis que l’Italie et la Grèce ont
tendance à s’appuyer davantage sur Frontex, l’Espagne préfère garder le
contrôle de ses opérations.
L’une des préoccupations soulevées par la collecte de données sur les
migrants concerne l’utilisation qui en est faite. Une enquête d’El País a
révélé que certaines informations recueillies lors des contrôles d’identité
après l’arrivée des migrants avaient été transmises illégalement à Europol.
À ce sujet, Benedicto s’interroge sur les conditions dans lesquelles ces
informations ont été obtenues et partagées avec cette agence, et sur
l’existence de garanties en matière de droits et de protection des données.
De même, Velasco souligne que la collecte d’informations sur les migrants
constitue un exercice de contrôle et de répression, qui sert les intérêts
du contrôle des frontières. « C’est extrêmement dangereux car ces
informations ne bénéficient d’aucune protection ; ce sont des données que
Frontex commercialise », insiste-t-il.
Frontex et les schémas présumés des bateaux de migrants
Le travail des agents de Frontex en matière d’identification des migrants
aux ports d’entrée des îles Canaries et les accusations portées contre les
capitaines présumés des navires ont été remis en question par le Médiateur
espagnol. En 2022, ce dernier a recommandé une révision des plans
opérationnels de Frontex en Espagne afin de garantir que le contenu et la
durée des entretiens soient limités aux aspects strictement nécessaires,
que les entretiens portant sur des sujets susceptibles d’être liés à la
commission d’infractions pénales soient évités et que les vérifications
nécessaires soient effectuées pour s’assurer que les personnes interrogées
sont en état physique et mental de participer et de donner leur
consentement. Le Médiateur souligne également que ces entretiens sont menés
immédiatement après le débarquement, alors que les personnes sont « en
danger et vulnérables, privées de liberté, conscientes du risque d’être
refoulées et n’ont bénéficié d’aucune assistance juridique au moment de
l’entretien, mais seulement après », précise la recommandation.
De son côté, le rapport « *Violations des droits humains aux îles Canaries
2024 » *de Novact-Iridia alerte sur le fait que, dans certains cas, les
agents de Frontex à Tenerife n’ont pas été identifiés dans les rapports
officiels, que la participation de l’agence à ces interrogatoires n’est pas
mentionnée, et souligne que « ce sont les migrants eux-mêmes qui ont
confirmé la présence d’agents de Frontex ». Parallèlement, l’organisation
insiste sur le fait que, faute d’identification et de documentation de
leurs interventions, « aucun d’entre eux ne peut être convoqué pour
témoigner devant un tribunal ».
L’enquête menée par Novact-Iridia porte notamment sur le cas d’un jeune
Ivoirien accusé à tort de trafic d’êtres humains après avoir été interrogé
par des agents de la Police nationale et de Frontex. L’accusé, finalement
acquitté, a raconté avoir été conduit dans un bureau où un agent de Frontex
lui a parlé en français et a « seulement » cherché à obtenir des
informations sur l’itinéraire. Il a indiqué que l’agent avait en sa
possession son téléphone portable ainsi que celui de sa femme, décédée
durant la traversée avec leur fille. Il a déclaré à l’organisation avoir vu
sur un écran que l’intégralité du contenu de son téléphone avait été
téléchargée. Les organisations soulignent le manque de transparence et
d’objectivité des critères de sélection des témoins dans les accusations
portées contre les présumés capitaines d’embarcations de migrants et font
remarquer que « la Police nationale et Frontex s’interrogent mutuellement
sans méthode concertée ».
Contrôle des migrations sur la route des îles Canaries en provenance du
Sénégal et de la Mauritanie. Contrôle des migrations sur la route des îles
Canaries depuis le Sénégal et la Mauritanie. Les migrants passent par le
Sénégal et la Mauritanie.
« Frontex participe à la perpétuation du projet néocolonial en Afrique.
C’est un élément clé de l’externalisation des frontières et de la formation
des forces de sécurité, transformant ces pays en points de passage
frontaliers de l’UE sans aucun contrôle ni inspection », souligne Velasco.
En Afrique de l’Ouest se trouve l’autre versant du contrôle que l’Europe
exerce sur la route migratoire des îles Canaries. Frontex considère
l’Afrique de l’Ouest comme une région prioritaire. Dans son rapport de
2024, « *Coopération entre Frontex et les pays tiers » *, l’agence souligne
qu’en cette année-là, face à l’augmentation des flux migratoires le long de
la route atlantique, la coopération avec le Sénégal, la Mauritanie et la
Gambie était essentielle.
Frontex affirme ne pas intervenir en Mauritanie ni au Sénégal. Pourtant,
selon plusieurs organisations œuvrant sur les questions migratoires au
Sénégal, cette agence est indirectement liée à d’autres organismes et
programmes actifs sur le terrain. Par exemple, dans ce pays, d’après
Ibrahima Konate, chercheur indépendant et fondateur de l’ONG Missing Voices
REER, cette coopération se traduit par des formations et un soutien
technique à la Police aérienne et des frontières (PAF) et à la Direction de
la surveillance territoriale (DST), des échanges de données et
d’informations sur les routes migratoires, ainsi que la présence de
conseillers européens dans certaines opérations qualifiées de « lutte
contre l’immigration irrégulière ».
Par ailleurs, en 2010, Frontex a contribué à la création de la Communauté
de renseignement Afrique-Frontex (AFIC), présente dans 32 pays africains,
dont le Sénégal, la Gambie et la Mauritanie. Comme indiqué sur le site web
de l’agence, cet organisme a été créé pour faciliter l’échange
d’informations sur le trafic de migrants et les menaces à la sécurité des
frontières. Les activités de l’AFIC ont également été analysées par
Statewatch, qui explique que les États membres échangent des données
statistiques, des études de cas et des descriptions des *modes
opératoires, *notamment en matière de gestion et de sécurité des
frontières, ainsi que d’analyse des risques. Statewatch souligne également
que les projets connexes sont souvent menés en dehors du cadre d’accords de
coopération formels, ce qui les rend plus difficiles à suivre et à
contrôler.
Dans le cadre de l’AFIC, les cellules d’analyse des risques (CAR),
composées d’analystes locaux formés par Frontex, collectent et analysent
des données sur la criminalité transfrontalière et apportent leur soutien
aux autorités de gestion des frontières. Ce soutien porte notamment sur les
passages illégaux de frontières, la falsification de documents, la traite
des êtres humains et d’autres formes de criminalité transfrontalière, comme
détaillé sur le site web de Frontex. Huit cellules de ce type sont
présentes en Afrique : en Côte d’Ivoire, en Gambie, au Ghana, au Sénégal,
au Niger, au Nigéria, au Togo et en Mauritanie, où la plus récente a été
créée en 2022.
Par ailleurs, Frontex dispose également d’agents de liaison (FLO) basés à
Dakar, en Afrique, dont la zone de responsabilité s’étend à la Gambie et à
la Mauritanie, selon son site web. Konate explique qu’« un agent de liaison
de Frontex est basé au Sénégal et effectue des déplacements réguliers entre
le port de Dakar, l’aéroport et le centre d’analyse de l’AFIC. Ainsi, même
si Frontex ne possède pas encore de base officielle au Sénégal, sa présence
est bien réelle et l’organisation est déjà intégrée aux systèmes de
sécurité et de contrôle des migrations du pays », affirme-t-il.
Également située dans la capitale sénégalaise, une autre agence de contrôle
des frontières a été créée par le gouvernement. Le Comité interministériel
de lutte contre l’immigration clandestine (CILEC), comme le souligne l’ONG
Alarm Phone, est composé en grande partie d’officiers supérieurs de l’armée
sénégalaise et a pour objectif de « poursuivre ceux qu’ils qualifient de
trafiquants et les accusent de trafic d’êtres humains ». « C’est un comité
semblable à Frontex, composé de marins et de gendarmes. Après 2022, date à
laquelle nous avons commencé à dénoncer les agissements de Frontex, cet
organisme a été créé et il fait pratiquement la même chose », explique Boza
Fii, membre de l’organisation sénégalaise. Selon son site web, les
responsabilités du CILEC comprennent la gestion des frontières, le
renforcement de la coopération internationale en matière de lutte contre le
trafic d’êtres humains et de sécurité des frontières, ainsi que la
surveillance des points de départ des bateaux. Cette agence a intercepté
3 521 migrants entre janvier et septembre de cette année, d’après son site
officiel.
De nombreux migrants interceptés sur les côtes ou en mer sont expulsés du
territoire par les autorités du pays ayant mené l’opération. L’une des
conséquences de la politique d’externalisation des frontières en Afrique
est la restriction de la mobilité des citoyens africains. La Communauté
économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) garantit la libre
circulation des citoyens de ses pays membres. Or, Konate critique le fait
que des citoyens munis de cartes d’identité CEDEAO soient expulsés du
Sénégal vers certains pays frontaliers, comme le Mali ou la Guinée. «
L’État sénégalais viole de manière flagrante le Protocole relatif à la
libre circulation des personnes au sein de la CEDEAO, puisque tous ces
étrangers qui quittent le Sénégal font partie de cette communauté.
Premièrement, des condamnations illégales sont prononcées et, deuxièmement,
des expulsions clandestines ont lieu, même à l’intérieur des frontières de
ces pays », affirme-t-il.
La réalité est que les arrivées par la route atlantique ont drastiquement
diminué cette année. Selon les données du ministère espagnol de
l’Intérieur, du 1er janvier au 15 novembre 2025, 14 690 personnes sont
arrivées par cette voie, soit 63 % de moins qu’à la même période en 2024.
Plusieurs facteurs expliquent ce déclin, notamment le renforcement de la
présence policière aux points de passage frontaliers dans les pays de
transit et d’origine, ainsi que les expulsions massives de migrants de
Mauritanie vers le Sénégal et le Mali. Human Rights Watch (HRW), se basant
sur des données du gouvernement mauritanien, a indiqué que le pays avait
expulsé 28 000 personnes cette année. Par ailleurs, selon une enquête
publiée par cette organisation, deux nouveaux centres de rétention pour
migrants ont été construits en Mauritanie, financés par des fonds publics
espagnols et européens.