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De : marie via Jungles jungles@rezo.net
To: la liste des soutiens aux exilés des jungles jungles@rezo.net
L’absurdité du droit des étrangers aujourd’hui
Être avocat des étrangers en France, c’est accepter d’exercer dans un
domaine où le droit et la détresse humaine se croisent à chaque ligne d’un
dossier. Il m’est apparu nécessaire de rédiger ce texte sous forme de bilan
face à un monde juridique décadent où ma vocation demande à restaurer la
primauté du droit sur la politique, de la conscience sur la technicité, et
de la justice sur la procédure.
Benjamin Brame Avocat https://blogs.mediapart.fr/benjamin-brame-avocat -
AVOCAT AU BARREAU DE PARIS -
https://blogs.mediapart.fr/benjamin-brame-avocat
Texte initialement publié sur Village de la Justice
-
Préambule.
Être avocat des étrangers en France, c’est accepter d’exercer dans un
domaine où le droit et la détresse humaine se croisent à chaque ligne d’un
dossier.
C’est défendre, dans un monde saturé d’indifférence, la valeur d’un
principe simple mais fondateur : nul ne doit être privé de justice en
raison de son origine.
Pour ma part, cette vocation ne s’est pas imposée par hasard. Elle est née
très tôt, dans l’enfance, lorsque j’ai découvert la tragédie du peuple
tibétain, exilé, dépossédé de sa terre et de sa voix. J’ai compris alors
que l’exil n’est pas seulement une perte géographique : c’est une
dépossession de soi. Et qu’il faut, pour y résister, à l’instar de simples
bergers, des avocats qui veillent, guident et protègent la justice sans
s’en arroger le pouvoir.
Un droit mouvant, instable, mais vital.
Le droit des étrangers est sans doute l’un des plus instables de notre
système juridique.
Chaque année, des réformes successives modifient la structure du Code de
l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda),
bouleversent les procédures, ajoutent des contraintes nouvelles.
L’avocat doit, dans ce chaos normatif, rester le repère.
Nous devons connaître le texte, mais aussi ses failles, ses zones d’ombre
et ses contradictions.
J’ai souvent écrit, dans mes chroniques de la Gazette du Palais, que le
droit des étrangers est devenu un droit de la résistance : résistance
intellectuelle face à la complexité, résistance morale face à l’injustice,
résistance technique face à la dématérialisation.
La dématérialisation : un mur invisible érigé contre les plus vulnérables.
L’une des plus grandes difficultés actuelles réside dans la
dématérialisation des démarches administratives, notamment pour les titres
de séjour et les demandes de naturalisation.
Les plateformes Démarches Simplifiées et ANEF (Administration numérique
pour les étrangers en France) sont présentées comme des progrès. En
réalité, elles constituent trop souvent un obstacle numérique, une barrière
invisible mais infranchissable pour ceux qui maîtrisent mal la langue,
l’informatique ou simplement les codes administratifs.
Des pages qui se bloquent, des formulaires qui disparaissent, des dossiers
qui se ferment sans explication.
Et, derrière ces écrans, des agents publics débordés, parfois sans
formation juridique adaptée, qui rejettent des demandes entières sur la
base d’erreurs formelles ou d’interprétations aléatoires.
Cette situation crée une inégalité de fait entre les étrangers qui
parviennent à accéder à la procédure et ceux qui en sont simplement exclus
par la machine.
Nous ne sommes plus dans une logique de service public, mais dans une
bureaucratie automatisée où l’humain n’a plus sa place.
L’avocat devient alors le seul véritable interlocuteur capable de
réintroduire du droit dans le labyrinthe numérique.
Les dysfonctionnements récurrents de la dématérialisation en droit des
étrangers constituent une atteinte directe au droit fondamental à un
recours effectif et à l’égalité d’accès au service public.
En théorie, tout obstacle d’origine administrative ou technique devrait
être sanctionné par le juge administratif, car il prive l’étranger de la
possibilité même d’exercer un droit garanti par la loi.
En pratique pourtant, les juridictions se montrent d’une tolérance
excessive, considérant ces anomalies comme de simples difficultés
matérielles.
Plus grave encore, un classement sans suite ou une clôture de dossier est
désormais de plus en plus analysé comme une décision implicite ou déguisée
de refus, alors qu’elle n’expose ni les motifs, ni les voies et délais de
recours, en totale violation des principes généraux du droit et des
exigences du Code de justice administrative.
Cette absence de motivation et d’information prive l’étranger de toute
possibilité effective de contester la décision dans les formes légales.
Par ailleurs, les juridictions administratives saturées aggravent ce
déséquilibre : là où un référé mesures utiles devrait, dans un État de
droit effectif, permettre au requérant d’obtenir la réouverture de son
dossier illégalement classé, l’administration l’emporte trop souvent par la
victoire du temps ; force d’inertie que seule l’Administration possède, sa
lenteur n’ayant aucun impact sur ses résultats, à la différence d’une
personne privée ou d’une entreprise, pour qui le temps c’est de l’argent !
(Bien que l’Administration joue avec nos deniers publics, pourtant si
durement gagnés par nos compatriotes, toutes les procédures coutant très
cher aux français, alors que de nombreux étrangers s’ils étaient
régularisés seraient ravis de pouvoir par l’impôt contribuer à l’effort
national).
Des délais de traitement devenus inacceptables.
À cela s’ajoutent les délais de traitement, désormais abyssaux.Certains
dossiers de naturalisation ou de régularisation demeurent en attente
pendant deux à trois ans, sans la moindre réponse.
L’administration ne respecte plus ni les délais légaux, ni même les
exigences de diligence minimale. Ce qui était autrefois une exception - la
lenteur - est devenu la norme.
Ces lenteurs ont des conséquences humaines dramatiques : perte d’emploi
faute de titre, impossibilité de se loger, impossibilité de voyager pour
revoir sa famille.
Le recours pour excès de pouvoir, devenu d’une lenteur décourageante, un à
deux ans avant audience, n’a plus d’efficacité réelle, tandis que l’urgence
en référé-suspension est aujourd’hui très rarement reconnue par le juge,
même face à des situations manifestement injustes.
L’avocat se retrouve ainsi dans la position paradoxale de devoir expliquer
l’inexplicable à son client : un système administratif qui ne répond plus,
faute de moyens, de clarté ou de volonté.
L’absurdité de certaines décisions préfectorales ou ministérielles.
Je vois chaque semaine des classements sans suite, des clôtures de dossiers
en admission exceptionnelle au séjour sous prétexte que la personne n’a pas
de visa long séjour.
Or, c’est précisément l’essence même de l’admission exceptionnelle au
séjour que de s’adresser à ceux qui sont entrés sans visa, mais qui ont
construit ici leur vie, leur travail, leur famille.
Refuser une telle demande au motif de l’absence de visa revient à nier la
raison d’être du dispositif. C’est une contradiction juridique flagrante,
mais aussi une absurdité humaine.
Ces pratiques traduisent une perte de sens du service public.
L’administration n’applique plus la loi dans son esprit, mais dans une
lecture défensive, automatisée, parfois dénuée de toute logique.
Un sacerdoce plus qu’une profession.
Être avocat des étrangers, c’est exercer un véritable sacerdoce. Nous
sommes à la fois techniciens, traducteurs, psychologues, écrivains et
gardiens du droit. Nous portons tout, du premier entretien jusqu’à la
dernière audience.
Nous suivons le client, souvent pendant des années, dans l’attente,
l’espoir, parfois le désespoir.
Et dans ce combat, il faut le dire, l’avocat est aujourd’hui souvent plus
sachant que l’administration elle-même.
Les préfets changent, les ministres se succèdent, les discours politiques
se renouvellent, mais la connaissance du terrain, elle, demeure entre nos
mains. Nous devons souvent expliquer le droit à ceux qui sont censés le
faire appliquer.
Ce renversement des rôles traduit une crise profonde de notre système : le
pouvoir administratif communique plus qu’il n’agit, tandis que l’avocat
agit dans le silence, portant seul la responsabilité d’un parcours entier.
Conclusion : défendre, encore et toujours.
Je n’ai jamais envisagé ce métier comme une simple activité juridique.
C’est un engagement. Un prolongement naturel de la promesse que je m’étais
ne jamais me taire face à l’injustice.
Aujourd’hui, cette promesse s’incarne dans chaque requête, chaque recours,
chaque audience.
Car derrière les textes, les formulaires et les décisions préfectorales, il
y a toujours une existence suspendue, un être humain qui espère.
Tant qu’il restera des avocats pour porter cette espérance, le droit des
étrangers, malgré ses failles, continuera d’être le dernier refuge de la
dignité.
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