« Entre et sois le bienvenu, toi que je ne connais pas 1 » : c’est sur ces
mots que la philosophe Anne Dufourmantelle, prolongeant la pensée de
Jacques Derrida, illustre l’acte inconditionnel de l’hospitalité. Ce
principe d’accueillir « celui que l’on ne connaît pas » au sein de sa
maison, alors même qu’il peut être un ennemi, est une injonction éthique
qui conserve un caractère profondément mystérieux. Dois-je accueillir
l’autre pour me préserver d’une colère divine ? L’hospitalité est-elle au
contraire un échange, un don qui s’ensuit d’un contre-don ? Pourquoi ce
mot, si ancien, semble-t-il revenir au cœur des débats contemporains sur
l’accueil des populations en exil ? C’est la question centrale que Michel
Agier pose dans son dernier ouvrage, L’étranger qui vient : repenser
l’hospitalité, publié en 2018 chez Seuil.
2 Face à ce qui a été appelé « la crise migratoire » par les États-Nations,
l’auteur décentre son regard des lieux de pouvoir pour s’intéresser à
l’émergence de nouvelles formes de solidarités citoyennes, qui s’opposent
aux politiques restrictives d’entrée sur le territoire. Pourquoi certains
citoyens décident-ils, à contre-courant des politiques actuelles,
d’héberger chez eux des migrants ? Pour l’auteur, si l’hospitalité
réapparaît aujourd’hui sous la forme d’un accueil privé, c’est pour combler
l’absence de prise en charge des migrants par l’État. En effet, longtemps
diluée dans les tâches sociales des États, l’hospitalité publique des
étrangers a été progressivement remplacée par le droit d’asile, puis par
les politiques de contrôle aux frontières. C’est donc pour répondre à un
manque et un besoin que l’hospitalité emprunte le chemin inverse, qu’elle
s’échappe de la politique vers la société, et revient vers le monde
domestique, le foyer.
3 Le premier chapitre s’interroge sur la nature de l’acte d’hospitalité :
s’agit-il d’un acte inconditionnel ou d’un échange conditionné ? Michel
Agier revient d’abord sur la théorie développée par le philosophe Jacques
Derrida concernant l’hospitalité, en tant que principe inconditionnel.
Cette injonction éthique, décontextualisée et hors sol, pose une véritable
difficulté pour celui qui voudrait l’articuler en termes pratiques. Michel
Agier souligne dès lors la nécessité de resituer ce principe au sein de
relations sociales, au cœur de règles qui rendent possible l’hospitalité.
L’auteur entreprend alors de s’intéresser à ces conditions, en montrant
qu’un tissu de codes et d’obligations enserrent les rapports de celui qui
est hébergé et de celui qui héberge. À travers plusieurs exemples, il
déplie la nature fondamentalement inégale qui se tisse dans l’acte
d’hospitalité : il est « impossible pour celui qui donne et celui qui
reçoit l’hospitalité d’être égaux au même moment » (p. 33). Celui qui est
accueilli est redevable à son hôte, qui en retour tente de l’intégrer à son
tissu social. La relation fragile qui le lie à son hébergeur est censée ne
prendre fin que lorsque l’étranger est incorporé à la société, ou au
contraire s’il en est rejeté, et qu’il doit partir. Pour Michel Agier,
l’hospitalité doit se penser non pas comme un principe surplombant, mais au
contraire comme un ensemble de pratiques et de codes qui règlementent
l’accueil et le rendent effectif.
2 Derrida, Jacques ; Dufourmantelle, Anne (1997) Anne Dufourmantelle invite
Jacques Derrida à répondr (…)
4 Or, et c’est en cela que la théorie de Michel Agier semble s’accorder
avec sa pensée, le paradoxe de cette loi inconditionnelle est précisément
que si elle est transcendantale, au-dessus des lois, elle ne peut cependant
exister sans être garantie par des lois de l’hospitalité, qui menacent sans
cesse son propre principe : « Pour être ce qu’elle est, la loi a ainsi
besoin des lois qui pourtant la nient, la menacent en tout cas, parfois la
corrompent ou la pervertissent 2 ». Dès lors qu’un État formule des lois de
l’hospitalité, il risque de formuler des restrictions, de déterminer qui
peut ou non être éligible à l’asile. L’étranger n’est alors plus accueilli
dans un pays sans qu’on connaisse son nom, ou son origine : il peut, ou
non, être refoulé au pas de la porte du foyer national. La théorie de
Derrida permet au contraire de mieux comprendre l’émergence de formes
d’hospitalités nouvelles, individuelles, qui viennent en quelque sorte
s’opposer à des lois de l’hospitalité étatiques qui ont trahi l’injonction
éthique première. De ce fait, Michel Agier démontre bien, à la fin du
premier chapitre, que l’hospitalité publique au Moyen-âge est à la fois la
première trace de politique humanitaire, mais également la première amorce
de contrôle sur les indigents.
5 Le second chapitre poursuit cette réflexion en s’intéressant aux formes
d’hospitalités alternatives qui surgissent dans les États-nations, ainsi
que leurs causes. Cette analyse apporte de nombreux éléments pour
comprendre la difficulté, et donc la force de l’acte politique d’accueillir
chez soi des étrangers. Soulignant tour à tour l’épuisement, la fatigue
compassionnelle qui touche aussi bien les citoyens qui logent que les
associations qui font le lien entre les hébergeant et les hébergés, il
dresse les limites de l’accueil à domicile des populations en exil.
L’auteur rassemble ensuite les causes non exhaustives qui encouragent un
individu, malgré sa crainte, à inviter un étranger chez lui : elles sont
multiples et sont motivées soit par un sentiment d’empathie (au nom de la
souffrance), de ressemblance (« je suis moi-même fils d’immigré »), de
différence (au nom de l’exotisme), ou pour récompenser une singularité (des
migrants perçus comme des héros ou des aventuriers, par exemple).
3 Coutant, Isabelle (2018) Des migrants en bas de chez soi, Paris, Seuil,
224 p.
6 À l’inverse de cette hospitalité locale, certaines communes affichent
clairement leur hostilité vis-à-vis des migrants : ils se voient alors
tolérés dans des formes de ghettos urbains, à l’image de ce qu’aurait pu
devenir le campement de Calais, tandis que d’autres vont s’installer dans
des bidonvilles en marge des villes. Michel Agier rappelle à propos que les
municipalités laissent souvent les migrants les plus précaires s’installer
en ville près des populations les plus pauvres, dans des espaces marginaux
du point de vue de l’intégration urbaine. Les travaux de la sociologue
Isabelle Coutant sur l’occupation par des migrants de l’ancien lycée
Jean-Quarré, dans le dix-neuvième arrondissement, illustrent bien les
tensions qui peuvent émerger dans un espace où les habitants se sentent
déjà exclus 3. In fine, à travers ces exemples d’exclusion urbaine, Michel
Agier soulève la question de l’indépendance des villes par rapport à
l’État, en termes de gestion des migrations. Jusqu’à quel point une ville
peut-elle s’émanciper de la tutelle de l’État, contester son autorité et
rentrer en conflit avec lui ? Si certaines villes s’affirment «
ville-refuge », l’échec de la politique d’accueil de la ville de Paris,
centrée autour du centre humanitaire de la Chapelle, permet de soulever les
limites de l’hospitalité communale.
4 Agier, Michel (2013) La condition cosmopolite. L’anthropologie à
l’épreuve du piège identitaire, Pa (…)
7 Le troisième chapitre poursuit des travaux ultérieurs amorcés dans
l’ouvrage La condition cosmopolite, publié en 20134. Il y reprend l’idée de
la « condition cosmopolite », en tant qu’expérience vécue aux bords des
frontières, moment de désidentification, nourri par l’éloignement et la
perte de sens progressive des lieux, des liens, et des biens qui forgent
une identité. La frontière est ici situationnelle, dans la mesure où il
s’agit de situations qui mettent en œuvre des séparations géographiques
(une ville et sa périphérie, un ghetto), sociales (les différentes
confrontations interclasses), de genre, religieuses, linguistiques et
culturelles. Michel Agier souligne que cette condition cosmopolite, autour
des frontières et de leur franchissement, est de plus en plus commune et
observable dans le monde. Chacun peut être amené à l’expérimenter dans son
existence.
8 Le dernier chapitre se plonge ensuite plus précisément dans l’expérience
de celui qui migre, en répondant à cette question simple : comment
devient-on étranger ? Pour illustrer les différents niveaux de cette
expérience, Michel Agier s’appuie sur le film de 1963 d’Elia Kazan, «
America America », qui retrace l’histoire de son oncle, le jeune grec
Stravos, qui s’embarquera pour les États-Unis. Stravos aura toujours le
sentiment, durant son voyage, d’être un outsider, quelqu’un qui vient
bousculer un ordre établi. Cette première dimension, est celle de
l’étranger « intrus », qui doit trouver sa place dans un ordre préexistant
à son arrivée. La seconde dimension est celle de l’appartenance, ou du
défaut d’appartenance, qui définit le niveau d’extranéité (foreigner) de
l’étranger. Stravos, lorsqu’il quitte son petit village d’Anatolie, se rend
d’abord à Constantinople, où le cousin de son père l’accueille et l’aide à
se trouver un emploi. Le fait d’être étranger est donc une condition
provisoire, et dépend de son degré d’extranéité : ici Stravos a des
relations qui l’aideront à mieux s’intégrer dans la ville et à y trouver sa
place. La troisième dimension est celle propre au fait de quitter un monde
familier pour découvrir un monde où l’on doit tout réapprendre : c’est
l’étrangeté relative de l’étranger (stranger), qui s’incarne notamment dans
la rencontre avec un nouveau langage. Enfin, la dernière dimension est
celle de l’altérité absolue, de ce qui est radicalement autre, à la limite
de l’humain, et qui est à l’origine de nombreux récits de science-fiction
(alien).
9 Chacune des trois premières dimensions renvoie à trois types de
frontières : géographique, socio-politique, culturelle. La force de
l’argumentaire de Michel Agier apparaît dans l’exercice qu’il propose
ensuite d’effectuer : chacune de ces définitions peut être reliée à un
curseur, qu’on peut montrer ou descendre selon le degré d’accès aux droits,
à la mobilité, à des relations. C’est précisément lorsque ces curseurs sont
au plus bas que surgit la figure de l’alien, de l’altérité radicale. Il est
celui qui attend, invisible, suspendu à la décision d’une autorité
supérieure qui lui permettra de franchir les frontières. La conclusion de
Michel Agier est qu’entre l’étranger cosmopolite, voyageant d’un point à un
autre de la planète, et l’étranger bloqué aux frontières, rien n’est jamais
fixé. Les curseurs de l’extériorité, de l’extranéité et de l’étrangeté
bougent sans cesse. Il serait donc possible qu’en remontant les trois
curseurs vers le haut, en permettant davantage de liberté de circulation,
de droits d’appartenance, de reconnaissance de l’autre et des cultures
partagées, l’alien redevienne humain.
5 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Kazamasov, traduit par Henri Mongault en
1952, Édition Folio classiq (…)
10 L’ensemble de l’ouvrage met en lumière de nouveaux éléments de réflexion
précieux pour repenser, à mi-chemin entre la philosophie et de
l’anthropologie, ce qui fait de l’autre un étranger, et ce qui nous conduit
à l’accueillir chez soi. Loin de se résumer à un impératif éthique sacré,
l’hospitalité est avant tout un acte politique, nourri par la volonté de
s’opposer aux politiques étatiques de tri et de rejet des migrants. Michel
Agier nous rappelle ainsi que tout accueil est une violence : à la fois
pour celui qui loge l’étranger chez lui, et pour celui qui dort chez un
inconnu. La relation qui se tisse entre les deux, profondément
inégalitaire, est marquée par un ensemble de codes, d’obligations qui
rendent l’accueil possible. Mais cette hospitalité est par nature
temporaire, et l’étranger, perpétuellement relégué à la marge, est toujours
sur le point de partir. Détruire la frontière entre ce qui fait l’étranger
alien et ce qui fait le citoyen libre de circuler, c’est rappeler que l’un
et l’autre ne sont éloignés que par des degrés. Ainsi, fatalement, ce qui
fait qu’aujourd’hui je puis voyager d’un pays à un autre sans craindre
d’être bloqué aux frontières n’est jamais établi, peut être amené à bouger.
Le travail de l’anthropologue est donc de déconstruire l’altérité radicale
de l’alien, ce double dégradé qui rend visible, en miroir, ce qui advient
lorsque les droits cessent d’être évidents. En sous-texte, Michel Agier
nous invite ainsi à repenser la responsabilité qu’a chacun envers tout
autre. Il ne s’agit plus d’une éthique transcendantale, mais sans doute
d’une éthique de l’autre, à l’image de celle énoncée comme une épiphanie
par le frère du starets Zossime, dans la deuxième partie des Frères
Kazamasov : « […] sache qu’en vérité chacun est coupable devant tous pour
tous et pour tout. Je ne sais comment te l’expliquer, mais je sens que
c’est ainsi, cela me tourmente. Comment pouvions-nous vivre sans savoir
cela ?5 ». Puisque je suis responsable de ce qu’il advient de l’autre,
comme il est responsable de qui m’arrive, comment puis-je ne pas
l’accueillir ?
Notes
1 Dufourmantelle, Anne (2012) L’hospitalité, une valeur universelle ?,
Insistance, vol. 8, n° 2, pp. 57-62.
2 Derrida, Jacques ; Dufourmantelle, Anne (1997) Anne Dufourmantelle invite
Jacques Derrida à répondre De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, p. 75.
3 Coutant, Isabelle (2018) Des migrants en bas de chez soi, Paris, Seuil,
224 p.
4 Agier, Michel (2013) La condition cosmopolite. L’anthropologie à
l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 240 p. (Sciences
humaines).
5 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Kazamasov, traduit par Henri Mongault en
1952, Édition Folio classique, publication originale en 1878, p. 394.
Référence électronique: Alice Latouche, « Agier, Michel (2018) L’étranger
qui vient : repenser l’hospitalité », e-Migrinter [En ligne], 18 | 2019,
mis en ligne le 11 septembre 2019, consulté le 14 mars 2022. URL :
http://journals.openedition.org/e-migrinter/1557 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/e-migrinter.1557
Alice Latouche, Doctorante en Géographie, Laboratoire Migrinter (UMR 7301)
CNRS / Université de Poitiers - latouche.alice@gmail.com