Alice Latouche, « Agier, Michel (2018) L’étranger qui vient : repenser l’hospitalité », e-Migrinter [En ligne], 18 | 2019,

miladyrenoirmiladyrenoir
2025-11-25 21:13

« Entre et sois le bienvenu, toi que je ne connais pas 1 » : c’est sur ces

mots que la philosophe Anne Dufourmantelle, prolongeant la pensée de

Jacques Derrida, illustre l’acte inconditionnel de l’hospitalité. Ce

principe d’accueillir « celui que l’on ne connaît pas » au sein de sa

maison, alors même qu’il peut être un ennemi, est une injonction éthique

qui conserve un caractère profondément mystérieux. Dois-je accueillir

l’autre pour me préserver d’une colère divine ? L’hospitalité est-elle au

contraire un échange, un don qui s’ensuit d’un contre-don ? Pourquoi ce

mot, si ancien, semble-t-il revenir au cœur des débats contemporains sur

l’accueil des populations en exil ? C’est la question centrale que Michel

Agier pose dans son dernier ouvrage, L’étranger qui vient : repenser

l’hospitalité, publié en 2018 chez Seuil.

2 Face à ce qui a été appelé « la crise migratoire » par les États-Nations,

l’auteur décentre son regard des lieux de pouvoir pour s’intéresser à

l’émergence de nouvelles formes de solidarités citoyennes, qui s’opposent

aux politiques restrictives d’entrée sur le territoire. Pourquoi certains

citoyens décident-ils, à contre-courant des politiques actuelles,

d’héberger chez eux des migrants ? Pour l’auteur, si l’hospitalité

réapparaît aujourd’hui sous la forme d’un accueil privé, c’est pour combler

l’absence de prise en charge des migrants par l’État. En effet, longtemps

diluée dans les tâches sociales des États, l’hospitalité publique des

étrangers a été progressivement remplacée par le droit d’asile, puis par

les politiques de contrôle aux frontières. C’est donc pour répondre à un

manque et un besoin que l’hospitalité emprunte le chemin inverse, qu’elle

s’échappe de la politique vers la société, et revient vers le monde

domestique, le foyer.

3 Le premier chapitre s’interroge sur la nature de l’acte d’hospitalité :

s’agit-il d’un acte inconditionnel ou d’un échange conditionné ? Michel

Agier revient d’abord sur la théorie développée par le philosophe Jacques

Derrida concernant l’hospitalité, en tant que principe inconditionnel.

Cette injonction éthique, décontextualisée et hors sol, pose une véritable

difficulté pour celui qui voudrait l’articuler en termes pratiques. Michel

Agier souligne dès lors la nécessité de resituer ce principe au sein de

relations sociales, au cœur de règles qui rendent possible l’hospitalité.

L’auteur entreprend alors de s’intéresser à ces conditions, en montrant

qu’un tissu de codes et d’obligations enserrent les rapports de celui qui

est hébergé et de celui qui héberge. À travers plusieurs exemples, il

déplie la nature fondamentalement inégale qui se tisse dans l’acte

d’hospitalité : il est « impossible pour celui qui donne et celui qui

reçoit l’hospitalité d’être égaux au même moment » (p. 33). Celui qui est

accueilli est redevable à son hôte, qui en retour tente de l’intégrer à son

tissu social. La relation fragile qui le lie à son hébergeur est censée ne

prendre fin que lorsque l’étranger est incorporé à la société, ou au

contraire s’il en est rejeté, et qu’il doit partir. Pour Michel Agier,

l’hospitalité doit se penser non pas comme un principe surplombant, mais au

contraire comme un ensemble de pratiques et de codes qui règlementent

l’accueil et le rendent effectif.

2 Derrida, Jacques ; Dufourmantelle, Anne (1997) Anne Dufourmantelle invite

Jacques Derrida à répondr (…)

4 Or, et c’est en cela que la théorie de Michel Agier semble s’accorder

avec sa pensée, le paradoxe de cette loi inconditionnelle est précisément

que si elle est transcendantale, au-dessus des lois, elle ne peut cependant

exister sans être garantie par des lois de l’hospitalité, qui menacent sans

cesse son propre principe : « Pour être ce qu’elle est, la loi a ainsi

besoin des lois qui pourtant la nient, la menacent en tout cas, parfois la

corrompent ou la pervertissent 2 ». Dès lors qu’un État formule des lois de

l’hospitalité, il risque de formuler des restrictions, de déterminer qui

peut ou non être éligible à l’asile. L’étranger n’est alors plus accueilli

dans un pays sans qu’on connaisse son nom, ou son origine : il peut, ou

non, être refoulé au pas de la porte du foyer national. La théorie de

Derrida permet au contraire de mieux comprendre l’émergence de formes

d’hospitalités nouvelles, individuelles, qui viennent en quelque sorte

s’opposer à des lois de l’hospitalité étatiques qui ont trahi l’injonction

éthique première. De ce fait, Michel Agier démontre bien, à la fin du

premier chapitre, que l’hospitalité publique au Moyen-âge est à la fois la

première trace de politique humanitaire, mais également la première amorce

de contrôle sur les indigents.

5 Le second chapitre poursuit cette réflexion en s’intéressant aux formes

d’hospitalités alternatives qui surgissent dans les États-nations, ainsi

que leurs causes. Cette analyse apporte de nombreux éléments pour

comprendre la difficulté, et donc la force de l’acte politique d’accueillir

chez soi des étrangers. Soulignant tour à tour l’épuisement, la fatigue

compassionnelle qui touche aussi bien les citoyens qui logent que les

associations qui font le lien entre les hébergeant et les hébergés, il

dresse les limites de l’accueil à domicile des populations en exil.

L’auteur rassemble ensuite les causes non exhaustives qui encouragent un

individu, malgré sa crainte, à inviter un étranger chez lui : elles sont

multiples et sont motivées soit par un sentiment d’empathie (au nom de la

souffrance), de ressemblance (« je suis moi-même fils d’immigré »), de

différence (au nom de l’exotisme), ou pour récompenser une singularité (des

migrants perçus comme des héros ou des aventuriers, par exemple).

3 Coutant, Isabelle (2018) Des migrants en bas de chez soi, Paris, Seuil,

224 p.

6 À l’inverse de cette hospitalité locale, certaines communes affichent

clairement leur hostilité vis-à-vis des migrants : ils se voient alors

tolérés dans des formes de ghettos urbains, à l’image de ce qu’aurait pu

devenir le campement de Calais, tandis que d’autres vont s’installer dans

des bidonvilles en marge des villes. Michel Agier rappelle à propos que les

municipalités laissent souvent les migrants les plus précaires s’installer

en ville près des populations les plus pauvres, dans des espaces marginaux

du point de vue de l’intégration urbaine. Les travaux de la sociologue

Isabelle Coutant sur l’occupation par des migrants de l’ancien lycée

Jean-Quarré, dans le dix-neuvième arrondissement, illustrent bien les

tensions qui peuvent émerger dans un espace où les habitants se sentent

déjà exclus 3. In fine, à travers ces exemples d’exclusion urbaine, Michel

Agier soulève la question de l’indépendance des villes par rapport à

l’État, en termes de gestion des migrations. Jusqu’à quel point une ville

peut-elle s’émanciper de la tutelle de l’État, contester son autorité et

rentrer en conflit avec lui ? Si certaines villes s’affirment «

ville-refuge », l’échec de la politique d’accueil de la ville de Paris,

centrée autour du centre humanitaire de la Chapelle, permet de soulever les

limites de l’hospitalité communale.

4 Agier, Michel (2013) La condition cosmopolite. L’anthropologie à

l’épreuve du piège identitaire, Pa (…)

7 Le troisième chapitre poursuit des travaux ultérieurs amorcés dans

l’ouvrage La condition cosmopolite, publié en 20134. Il y reprend l’idée de

la « condition cosmopolite », en tant qu’expérience vécue aux bords des

frontières, moment de désidentification, nourri par l’éloignement et la

perte de sens progressive des lieux, des liens, et des biens qui forgent

une identité. La frontière est ici situationnelle, dans la mesure où il

s’agit de situations qui mettent en œuvre des séparations géographiques

(une ville et sa périphérie, un ghetto), sociales (les différentes

confrontations interclasses), de genre, religieuses, linguistiques et

culturelles. Michel Agier souligne que cette condition cosmopolite, autour

des frontières et de leur franchissement, est de plus en plus commune et

observable dans le monde. Chacun peut être amené à l’expérimenter dans son

existence.

8 Le dernier chapitre se plonge ensuite plus précisément dans l’expérience

de celui qui migre, en répondant à cette question simple : comment

devient-on étranger ? Pour illustrer les différents niveaux de cette

expérience, Michel Agier s’appuie sur le film de 1963 d’Elia Kazan, «

America America », qui retrace l’histoire de son oncle, le jeune grec

Stravos, qui s’embarquera pour les États-Unis. Stravos aura toujours le

sentiment, durant son voyage, d’être un outsider, quelqu’un qui vient

bousculer un ordre établi. Cette première dimension, est celle de

l’étranger « intrus », qui doit trouver sa place dans un ordre préexistant

à son arrivée. La seconde dimension est celle de l’appartenance, ou du

défaut d’appartenance, qui définit le niveau d’extranéité (foreigner) de

l’étranger. Stravos, lorsqu’il quitte son petit village d’Anatolie, se rend

d’abord à Constantinople, où le cousin de son père l’accueille et l’aide à

se trouver un emploi. Le fait d’être étranger est donc une condition

provisoire, et dépend de son degré d’extranéité : ici Stravos a des

relations qui l’aideront à mieux s’intégrer dans la ville et à y trouver sa

place. La troisième dimension est celle propre au fait de quitter un monde

familier pour découvrir un monde où l’on doit tout réapprendre : c’est

l’étrangeté relative de l’étranger (stranger), qui s’incarne notamment dans

la rencontre avec un nouveau langage. Enfin, la dernière dimension est

celle de l’altérité absolue, de ce qui est radicalement autre, à la limite

de l’humain, et qui est à l’origine de nombreux récits de science-fiction

(alien).

9 Chacune des trois premières dimensions renvoie à trois types de

frontières : géographique, socio-politique, culturelle. La force de

l’argumentaire de Michel Agier apparaît dans l’exercice qu’il propose

ensuite d’effectuer : chacune de ces définitions peut être reliée à un

curseur, qu’on peut montrer ou descendre selon le degré d’accès aux droits,

à la mobilité, à des relations. C’est précisément lorsque ces curseurs sont

au plus bas que surgit la figure de l’alien, de l’altérité radicale. Il est

celui qui attend, invisible, suspendu à la décision d’une autorité

supérieure qui lui permettra de franchir les frontières. La conclusion de

Michel Agier est qu’entre l’étranger cosmopolite, voyageant d’un point à un

autre de la planète, et l’étranger bloqué aux frontières, rien n’est jamais

fixé. Les curseurs de l’extériorité, de l’extranéité et de l’étrangeté

bougent sans cesse. Il serait donc possible qu’en remontant les trois

curseurs vers le haut, en permettant davantage de liberté de circulation,

de droits d’appartenance, de reconnaissance de l’autre et des cultures

partagées, l’alien redevienne humain.

5 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Kazamasov, traduit par Henri Mongault en

1952, Édition Folio classiq (…)

10 L’ensemble de l’ouvrage met en lumière de nouveaux éléments de réflexion

précieux pour repenser, à mi-chemin entre la philosophie et de

l’anthropologie, ce qui fait de l’autre un étranger, et ce qui nous conduit

à l’accueillir chez soi. Loin de se résumer à un impératif éthique sacré,

l’hospitalité est avant tout un acte politique, nourri par la volonté de

s’opposer aux politiques étatiques de tri et de rejet des migrants. Michel

Agier nous rappelle ainsi que tout accueil est une violence : à la fois

pour celui qui loge l’étranger chez lui, et pour celui qui dort chez un

inconnu. La relation qui se tisse entre les deux, profondément

inégalitaire, est marquée par un ensemble de codes, d’obligations qui

rendent l’accueil possible. Mais cette hospitalité est par nature

temporaire, et l’étranger, perpétuellement relégué à la marge, est toujours

sur le point de partir. Détruire la frontière entre ce qui fait l’étranger

alien et ce qui fait le citoyen libre de circuler, c’est rappeler que l’un

et l’autre ne sont éloignés que par des degrés. Ainsi, fatalement, ce qui

fait qu’aujourd’hui je puis voyager d’un pays à un autre sans craindre

d’être bloqué aux frontières n’est jamais établi, peut être amené à bouger.

Le travail de l’anthropologue est donc de déconstruire l’altérité radicale

de l’alien, ce double dégradé qui rend visible, en miroir, ce qui advient

lorsque les droits cessent d’être évidents. En sous-texte, Michel Agier

nous invite ainsi à repenser la responsabilité qu’a chacun envers tout

autre. Il ne s’agit plus d’une éthique transcendantale, mais sans doute

d’une éthique de l’autre, à l’image de celle énoncée comme une épiphanie

par le frère du starets Zossime, dans la deuxième partie des Frères

Kazamasov : « […] sache qu’en vérité chacun est coupable devant tous pour

tous et pour tout. Je ne sais comment te l’expliquer, mais je sens que

c’est ainsi, cela me tourmente. Comment pouvions-nous vivre sans savoir

cela ?5 ». Puisque je suis responsable de ce qu’il advient de l’autre,

comme il est responsable de qui m’arrive, comment puis-je ne pas

l’accueillir ?

Notes

1 Dufourmantelle, Anne (2012) L’hospitalité, une valeur universelle ?,

Insistance, vol. 8, n° 2, pp. 57-62.

2 Derrida, Jacques ; Dufourmantelle, Anne (1997) Anne Dufourmantelle invite

Jacques Derrida à répondre De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, p. 75.

3 Coutant, Isabelle (2018) Des migrants en bas de chez soi, Paris, Seuil,

224 p.

4 Agier, Michel (2013) La condition cosmopolite. L’anthropologie à

l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 240 p. (Sciences

humaines).

5 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Kazamasov, traduit par Henri Mongault en

1952, Édition Folio classique, publication originale en 1878, p. 394.

Référence électronique: Alice Latouche, « Agier, Michel (2018) L’étranger

qui vient : repenser l’hospitalité », e-Migrinter [En ligne], 18 | 2019,

mis en ligne le 11 septembre 2019, consulté le 14 mars 2022. URL :

http://journals.openedition.org/e-migrinter/1557 ; DOI :

https://doi.org/10.4000/e-migrinter.1557

Alice Latouche, Doctorante en Géographie, Laboratoire Migrinter (UMR 7301)

CNRS / Université de Poitiers - latouche.alice@gmail.com