From: Claire Rodier claire.rodier@free.fr
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témoignage d’un migrant à Tripoli
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Par Leslie Carretero INFOMIGRANTS Publié le : 11/11/2025
Cela fait des années qu?Ibrahim (prénom d’emprunt) cherche à rejoindre
l?Europe, d?abord depuis la Libye, puis depuis la Tunisie. Pour la énième
fois, ce Guinéen de 23 ans a été intercepté en mer fin septembre par les
forces tunisiennes puis renvoyé côté libyen, à l?issue d?une expulsion
violente. Pourtant, le jeune homme exprime un certain soulagement d?avoir
quitté la Tunisie, territoire hostile pour les Subsahariens. Témoignage.
“J’ai été intercepté en mer Méditerranée fin septembre alors que j’essayais
d’atteindre l’Italie. Nous étions 49 personnes dans le canot.
Les gardes-côtes tunisiens nous ont ramenés au port de Sfax [ville du
centre-est de la Tunisie connue pour être un lieu de départ des
embarcations de migrants vers l’Europe, ndlr] vers 8h du matin. Avant de
descendre du bateau, les policiers nous ont attaché les mains avec des fils
en métal puis ils nous ont mis directement dans des bus.
Ce n’est pas la première fois que j’essaye de traverser la Méditerranée et
que je suis arrêté. Avant, on pouvait rester une ou deux heures assis au
port en attendant que les autorités nous comptent mais désormais, tout va
très vite.
“Dans le bus, les policiers nous ont frappés avec des matraques”
Ce jour-là, les personnes arrêtées avec moi avaient été réparties dans
quatre bus - dans chaque véhicule, il y avait environ 50 personnes. On ne
savait pas où on allait.
Dans le bus, les policiers nous ont frappés avec des matraques et des
bâtons. On devait baisser les yeux. Si on levait la tête, ils nous
tapaient. Ils ont aussi fouillé les gens et ont pris leurs effets
personnels : les téléphones et de l’argent.
On a fait beaucoup de route. En fin d’après-midi, on est arrivé dans un
camp de la Garde nationale près de la frontière libyenne, à Dehiba.
Comme InfoMigrants le révélait en 2023 <
lorsque les exilés sont envoyés vers la Libye, deux itinéraires sont
régulièrement empruntés par les policiers tunisiens : l?un au nord entre
Ben Gardane et Ras Jdir, un autre plus au sud entre Dehiba et Nalut. Ces
derniers mois, le deuxième itinéraire - plus discret - semble plus utilisé
que le premier.
Les migrants sont transférés de Dehiba vers Nalut, ou de Ben Gardane vers
Ras Jdir. Crédit : Google maps
On a passé quelques heures dans le camp de Dehiba. À ce moment-là, tout le
monde s’est fait frapper. On nous a fouillés une deuxième fois et on nous a
frappés encore et encore.
Dans la soirée, vers 22h, les Tunisiens nous ont mis dans des pick-up. On
était environ 10 personnes dans chaque véhicule. On nous a transférés dans
un autre centre, au plus près de la frontière libyenne. On y a passé la
nuit.
Le lendemain matin, on a repris la route pour quelques minutes seulement :
les policiers tunisiens, escortés par des membres de l’armée, nous ont
emmenés près d’une colline. De l’autre côté de cette montagne de sable,
c’était la Libye.
Les Tunisiens nous ont enlevé les fils d’attache - que nous avions depuis
notre départ du port de Sfax - et nous ont ordonné de monter la colline.
Ils nous ont dit : ‘Si vous revenez, on vous frappe et on vous tue’.
Échange de migrants
Quand on est monté au sommet de la colline, on a vu deux voitures
appartenant aux forces libyennes. J’ai dit à mes compagnons d’infortune -
on était un groupe de 17 personnes - que si nous allions vers eux, nous
serions jetés dans une prison du pays. Et pour en sortir, il faut payer une
rançon.
Au moment de notre enquête publiée en 2023 <
d’autres migrants avaient évoqué cette colline qui délimite la Tunisie de
la Libye. L’un d’eux avait fait le même récit :“Le véhicule [des Tunisiens]
s?est arrêté au niveau d?une montagne de sable. De l?autre côté, c?est la
Libye. Les Tunisiens sont montés sur la montagne pour annoncer leur
présence. Cinq minutes après, on a entendu des klaxons venus d?en face. Les
policiers ont alors braqué leur kalachnikov sur nous et nous ont dit :
?Haya, haya? [‘allez-y’, en français, ndlr] en montrant la Libye. Tout le
monde avait peur”.
D’un côté de la colline, il y a les Tunisiens, et de l’autre les Libyens.
Donc on est restés au milieu, pendant au moins une heure. Au bout d’un
moment, les Libyens sont partis avec quatre migrants de notre groupe. Les
Tunisiens nous ont alors dit de redescendre de la colline, en nous menaçant
de nous frapper. Nous sommes finalement redescendus et retournés au camp
côté Tunisie.
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“Les Libyens, armés et cagoulés, nous ont récupérés dans le désert” :
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En fin de journée, vers 20h, on a repris la direction de la colline. Il
faisait nuit. On est restés en haut de la montagne de sable et on y a passé
deux heures, car on essayait de comprendre où étaient les Libyens. En fait,
ils n’étaient pas là et donc on est entrés en Libye.
On a vu au loin les lumières du premier village dans le désert. On a marché
dans cette direction et on a atteint la petite ville de Wazin [à environ
2km de la frontière tunisienne, ndlr]. Moi, je suis allé jusqu’à Nalut [à
50km de Wazin, ndlr] chez un ami, et je suis remonté en taxi jusqu’à
Tripoli, caché dans le coffre.
“La Tunisie est devenue plus dangereuse pour les Subsahariens”
Je connais bien ce pays. J’ai des amis ici qui me logent dans la capitale.
Ibrahim a passé plusieurs années en Libye en espérant rejoindre les côtes
européennes. Il a effectué plusieurs séjours en prison. Fin 2022, face à la
dégradation des conditions de vie des migrants dans le pays, il avait
décidé de tenter sa chance depuis la Tunisie voisine.
Je travaille sur des chantiers afin de récolter de l’argent pour payer le
passage [la traversée de la Méditerranée, ndlr] depuis les côtes libyennes.
Les choses ont changé en Libye depuis que je suis parti. Je trouve que
c’est moins dangereux qu’avant. La Tunisie est devenue plus dangereuse pour
nous, les Subsahariens.
À Tripoli, tu ne risques pas d’être arrêté à chaque coin de rue comme à
Tunis. En Tunisie, on t’interpelle tout le temps, même quand tu marches. En
Libye, tu peux bien sûr être envoyé en prison mais seulement après une
interception en mer.
Depuis deux ans, les migrants en Tunisie se disent victimes de harcèlement <
de la part des autorités. Les Noirs vivant dans le pays sont interpellés
dans les commerces, les taxis, les cafés, sur leur lieu de travail ou dans
leurs habitations. Ils sont ensuite abandonnés dans le désert <
à la frontière avec l’Algérie ou la Libye, ou sont condamnés pour “séjour
irrégulier” et jetés en prison <
InfoMigrants a reçu ces dernières années plusieurs témoignages de
Subsahariens traumatisés par leur passage dans les geôles tunisiennes <
.
En Tunisie, tu es enfermé aux côtés de prisonniers de droit commun. En
Libye, pour sortir de prison, il faut payer une rançon. En Tunisie, tu ne
peux rien faire. Tu restes enfermé pendant des mois et des mois.”