Fwd: [Jungles] De l’Éthiopie à la Côte d’Opale, l’exil fracassé d’Abbas Sertus [Afrique XXI, 15.10.2025]

miladyrenoirmiladyrenoir
2025-10-17 21:10

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De : Maël Galisson

https://afriquexxi.info/De-l-Ethiopie-a-la-Cote-d-Opale-l-exil-fracasse-d-Abbas-Sertus

De l’Éthiopie à la Côte d’Opale, l’exil fracassé d’Abbas Sertus

Côte d’Opale, aurait pu ne rester qu’un tragique fait-divers. Son histoire

témoigne pourtant du continuum de violences auquel font face les personnes

migrantes au cours de leur exil, plongeant les plus vulnérables d’entre

elles dans une errance psychosociale infinie. *

Maël Galisson https://afriquexxi.info/fr/auteur1444.html > 15 octobre

2025

[image: Imaginez une plage tranquille, où le sable doré s’étend à perte de

vue, bordée par des dunes douces et ondulantes. À gauche, des herbes et

quelques buissons verdoyants se dressent sur les dunes, contraste parfait

avec le ciel bleu souvent parsemé de nuages blancs et légers. En face, les

vagues de l’océan viennent doucement toucher le rivage, créant un son

apaisant. Au loin, on aperçoit un groupe de personnes, peut-être des

marcheurs, qui se déplacent lentement le long de la plage, ajoutant une

touche de vie à ce paysage naturel serein. Le tout évoque une atmosphère de

calme et de connexion avec la nature.]

https://afriquexxi.info/IMG/logo/6.jpg?1759855650

*La plage de Wissant vue de la dune à côté du blockhaus où Abbas Sertus a

passé ses derniers jours. *

© Maël Galisson

Les bourrasques de vent balayent les allées du cimetière de Wissant, dans

le Pas-de-Calais, tandis que des nuages gris sombre s’amoncellent en ce

4 septembre 2025. Au milieu d’une allée, un groupe d’une quinzaine de

personnes forme un cercle autour d’un cercueil posé sur des tréteaux. Au

centre du groupe, une jeune femme termine la lecture d’un texte

d’hommage : *« Abbas,

tu nous montres une fois de plus, et une fois de trop, combien la frontière

tue, et combien il est important de lutter pour la liberté de circulation.

Je ne connaîtrai probablement jamais les secrets de ta route. » *

Visiblement émue, elle poursuit sa lecture en citant Édouard Glissant

– (« Seule

la route connaît le secret. ») – avant de conclure : *« Bonne route Abbas.

Nous ne t’oublierons pas. » * Quelques instants plus tard, quatre hommes

déposent délicatement le cercueil dans la tombe, avant qu’une mini-pelle

vienne le recouvrir de terre. La couleur du ciel a désormais viré au noir,

les premières gouttes tombent, entraînant le départ précipité des

participants à la cérémonie, organisée par des proches du défunt et des

militants après de longs mois de démarches administratives et familiales.

[image: Capture d’écran de l’interview d’Abbas suite au naufrage auquel il

a survécu.] https://afriquexxi.info/IMG/png/10.png

*Capture d’écran de l’interview d’Abbas suite au naufrage auquel il a

survécu. *

© DR

Le nom d’Abbas Sertus, également connu comme Sertus Mola, est venu

s’ajouter à la longue liste des personnes exilées décédées à la frontière

franco-britannique1

https://afriquexxi.info/De-l-Ethiopie-a-la-Cote-d-Opale-l-exil-fracasse-d-Abbas-Sertus#nb1.

Depuis le 1er janvier, on en compte au moins 40 ayant péri, pour la

plupart, en tentant de rejoindre le Royaume-Uni. Son parcours, de

l’Éthiopie à la Côte d’Opale, illustre les violences continues, physiques

et psychologiques, auxquelles sont confrontés les exilés lors de leur fuite.

L’unique survivant d’un naufrage

*« Un ami pêcheur m’a contacté pour me prévenir qu’ils avaient repêché un

homme en mer au large de Zarzis. C’était Abbas »*, se souvient Farouk Ben

Lhiba, joint par téléphone. À Zarzis, dans le sud de la Tunisie, lieu de

départ de nombreuses traversées vers l’Europe, on sait que Farouk Ben Lhiba

connaît ce qui touche à *« l’émigration clandestine et à toutes ces

choses »*, comme il dit. Son fils Abdallah a disparu lors d’une tentative

de traversée vers l’Europe en février 2011, peu de temps après la chute de

Zine el-Abidine Ben Ali. Selon les rescapés, l’embarcation à bord de

laquelle se trouvait Abdallah aurait été éperonnée et coupée en deux

par un navire

militaire tunisien https://afriquexxi.info/Crimes-tuniso-libyens, faisant

5 morts et 17 disparus.

Farouk reprend le fil de son récit : *« Il y avait 56 personnes sur le

zodiac. Tous les passagers ont coulé. Il ne restait qu’Abbas. Il a survécu

quinze jours comme ça. »* C’était le 10 juillet 2012. Sur les photos prises

par les pêcheurs qui ont secouru Abbas, on le voit vêtu d’un débardeur

blanc, seul au milieu d’un bateau pneumatique noir dont le flotteur droit

est totalement dégonflé.

« Abbas a perdu ses deux frères et sa sœur dans ce naufrage », raconte

Farouk Ben Lhiba, qui l’a rencontré à l’hôpital de Zarzis. *« Dans les

jours qui ont suivi son sauvetage, Abbas était choqué. Il était hagard et

nous regardait sans rien dire. Puis, au fil du temps, il a commencé à

parler. »* Épaulé par les chercheurs Charles Heller et Lorenzo Pezzani,

Farouk Ben Lhiba réalise alors une interview filmée du rescapé. *« Nous

venions de créer le réseau Watch the Med*2

https://afriquexxi.info/De-l-Ethiopie-a-la-Cote-d-Opale-l-exil-fracasse-d-Abbas-Sertus#nb2,

*avec lequel nous comptions réaliser une sorte de monitoring des incidents

en Méditerranée »*, explique Charles Heller, qui vivait alors à Tunis.

« C’était la nuit, les gens criaient, des femmes pleuraient »

Dans cet entretien, Abbas raconte son départ des côtes libyennes à bord

d’un bateau pneumatique avec ses deux frères, sa sœur et des dizaines

d’autres personnes originaires d’Érythrée, de Somalie et du Soudan. Après

vingt-six heures de navigation, *« le moteur est tombé en panne à plusieurs

reprises, et l’un des flotteurs a commencé à perdre de l’air »*, dit-il

dans cette vidéo. « Avant que le bateau se retourne complètement. » Tous

les passagers tombent à l’eau. *« C’était la nuit, les gens criaient, des

femmes pleuraient, c’était vraiment horrible »*, souffle-t-il. Il survit en

s’accrochant à l’épave du zodiac et dérive ainsi, seul en mer, pendant

quatorze jours.

[image: Abbas lors de son sauvetage en Tunisie.]

https://afriquexxi.info/IMG/jpg/5-3.jpg

*Abbas lors de son sauvetage en Tunisie. *

© DR

L’interview est rendue publique, et le récit de ce terrible naufrage donne

lieu à plusieurs publications dans des médias européens3

https://afriquexxi.info/De-l-Ethiopie-a-la-Cote-d-Opale-l-exil-fracasse-d-Abbas-Sertus#nb3.

*« Nous voulions dénoncer ce qui était arrivé à Abbas, et plus largement

les morts en Méditerranée, conséquence des politiques migratoires

européennes »*, précise Charles Heller. Cet événement meurtrier en

Méditerranée, l’un des premiers référencés par le réseau militant Watch the

Med, n’a toutefois suscité aucune remise en cause

https://afriquexxi.info/La-forteresse-Europe-les-assieges-et-les-gens-du-dehors

de leur politique migratoire par les autorités européennes. À ce funeste

naufrage en ont succédé beaucoup d’autres : depuis 2014, plus de

25 000 personnes sont mortes dans le détroit de Sicile en cherchant à

rejoindre l’Europe, faisant de la Méditerranée centrale la route la plus

dangereuse pour les exilés4

https://afriquexxi.info/De-l-Ethiopie-a-la-Cote-d-Opale-l-exil-fracasse-d-Abbas-Sertus#nb4

.

À sa sortie de l’hôpital, Abbas est pris en charge par le Haut-Commissariat

aux réfugiés (HCR) et transféré de Zarzis vers un centre d’hébergement

situé à Mégrine, une ville de la banlieue de Tunis. Malgré un contrôle

étroit de l’accès au centre, Nicanor Haon, alors membre du Forum tunisien

pour les droits économiques et sociaux (FTDES), parvient à entrer en

contact avec le rescapé. Le militant cherche à documenter de quelle manière

le HCR et les autorités tunisiennes vont s’occuper du cas d’Abbas.

Enjamber les cadavres de la guerre

Les deux hommes se revoient régulièrement à Tunis à l’extérieur du centre.

Ils partagent des soirées et certaines activités, une amitié se noue. Abbas

se dévoile un peu, évoque Lalibela, où il a grandi, une ville du nord de

l’Éthiopie connue pour ses églises orthodoxes construites dans la roche.

Nicanor constate des signes de fragilité psychologique chez Abbas : *« Je

l’ai vu, au cours de certaines discussions, s’arrêter complètement de

parler pendant plusieurs minutes ou bien disparaître et rentrer

soudainement chez lui, coupant le contact de manière abrupte. » *

Parfois, l’exilé dévoile quelques bribes de son passé, notamment le jour

où, enfant, il a dû enjamber des cadavres pendant la guerre

https://afriquexxi.info/En-Ethiopie-l-effroyable-guerre-du-Tigray

entre l’Érythrée

et l’Éthiopie

https://afriquexxi.info/Un-an-de-guerre-en-Ethiopie-Les-raisons-du-desastre,

ou encore l’assassinat de son frère, combattant du Front de libération du

peuple du Tigré (FLPT)5

https://afriquexxi.info/De-l-Ethiopie-a-la-Cote-d-Opale-l-exil-fracasse-d-Abbas-Sertus#nb5.

Il évoque son passage à Addis-Abeba, où il a travaillé dans des

restaurants, et son départ pour Khartoum, puis pour la Libye. *« Un soir,

lors d’un repas chez moi*, se rappelle Nicanor, *il m’a parlé de son

enfermement dans les geôles libyennes et il a décrit ce qui s’apparente à

une scène de viol collectif commis par des gardiens, des gardiens qui

forcent aussi les détenus à se violer entre eux. »*

Le militant voit Abbas traverser, au cours de son séjour à Tunis, *« plusieurs

épisodes où il était très mal psychologiquement »*. L’attente et

l’incertitude liées à sa demande d’asile et de réinstallation dans un pays

européen n’aident pas à sa stabilité. *« Abbas ne se sentait pas bien à

Tunis et ne voulait pas y rester »*, dit Charles Heller. *« Il voulait être

réinstallé quelque part, or la procédure traînait. Il en a eu tellement

marre qu’un jour il m’a appelé pour me dire : “Je suis devant l’ambassade

de France à Tunis ; je fais un sit-in jusqu’à ce qu’on me réinstalle.” »*

« On voyait qu’il souffrait »

Abbas finit par être accueilli en France en octobre 2014, plus de trois ans

après le naufrage. *« C’était le début des programmes de réinstallation.

Abbas avait été reconnu comme réfugié par le HCR, mais il devait malgré

tout faire une demande d’asile en France. Il s’agissait d’une formalité »*,

explique Diane6

https://afriquexxi.info/De-l-Ethiopie-a-la-Cote-d-Opale-l-exil-fracasse-d-Abbas-Sertus#nb6,

salariée d’une association qui l’a accompagné pendant plusieurs années.

L’exilé est pris en charge, hébergé dans différents logements

d’Île-de-France, suit des cours de français. Il revoit de temps en temps

Nicanor, qui a lui aussi quitté la Tunisie et vit désormais à Paris.

« Abbas était une personne sensible et reconnaissante », se souvient

Diane. *Il cherchait à maintenir le lien avec d’autres. On voyait qu’il

souffrait pas mal de l’isolement mais aussi de ses difficultés à comprendre

comment on vivait ici. »* Le rescapé traverse plusieurs crises, qui

contraignent la travailleuse sociale à l’hospitaliser. Nicanor constate de

son côté que *« l’état psychiatrique d’Abbas ne faisait que se dégrader

depuis son arrivée en France »*. *« Ce n’est que mon avis de travailleuse

sociale »*, reprend Diane,*« mais je trouvais que la sur-médication à

laquelle était soumis Abbas ne s’accompagnait pas forcément d’un travail de

fond sur son psycho trauma avec le truchement d’un interprète, pour lui

permettre de prendre en compte ce qui relève de l’interculturalité. »*

[image: blockhaus où Abbas Sertus s’est réfugié à la fin de sa vie. Maël

Galisson] https://afriquexxi.info/IMG/jpg/7-2.jpg

*blockhaus où Abbas Sertus s’est réfugié à la fin de sa vie. Maël Galisson *

© Maël Galisson

Quelques mois après son arrivée, Abbas obtient une carte de résidence de

dix ans. Mais sa réaction est étonnante : « Il a fait comme un blocage »,

se souvient Nicanor Haon. *« Il a caché le courrier recommandé avec le

titre de séjour et m’a dit l’avoir perdu. »* Cet épisode fait écho à une

anecdote rapportée par Diane : *« Un jour, Abbas est venu me voir en me

disant qu’il voulait me remettre son titre de séjour et ses chaussures car

il voulait aller marcher pieds nus dans les champs. »* La travailleuse

sociale manifeste son désaccord, mais Abbas insiste puis s’en va. *« C’est

la dernière fois que je l’ai vu. C’était à l’automne 2017. »* Parti à

l’étranger quelques mois plus tard, Nicanor Haon perd aussi peu à peu le

contact.

Chalets de plage et blockhaus

Abbas réapparaît quelque temps plus tard à Calais, pendant la pandémie de

Covid-19. *« Je l’ai rencontré lors des distributions sur le camp de BMX7

https://afriquexxi.info/De-l-Ethiopie-a-la-Cote-d-Opale-l-exil-fracasse-d-Abbas-Sertus#nb7,

où vivent notamment des exilé·es érythréen·nes »*, raconte Yolaine Bernard,

bénévole à Salam, une association d’aide aux exilé·es du littoral nord de

la France. *« Il m’avait marquée. Il était un peu plus âgé que les autres,

un petit peu perturbé. Il se tenait assez en retrait des autres. »* Abbas

n’est resté dans ce campement du Calaisis que quelques semaines.

Son errance le conduit ensuite jusqu’à Wissant et Tardinghen, deux

localités de la Côte d’Opale. Pour dormir, il squatte des chalets de plage

ou se réfugie dans des blockhaus de la Seconde Guerre mondiale, et il

survit en faisant les poubelles. *« Il ne donnait jamais son nom. Il ne

voulait pas parler »*, raconte le maire de Tardinghen, Thibaut Segard, qui

l’a croisé à plusieurs reprises ces dernières années. *« On lui apportait

de la nourriture ou des vêtements. Il ne voulait pas les prendre et jetait

tout à la poubelle. »*

L’état de détresse psychologique d’Abbas complique la cohabitation avec les

habitant·es et les touristes de passage. À l’été 2021, il agresse à trois

reprises, à coups de bâton ou de jets de cailloux, des passants et des

promeneurs sur la digue et la plage de Wissant. Il est interpellé puis

condamné à l’automne 2021 à huit mois de prison ferme, une peine qu’il

effectue à la prison de Longuenesse. Il est libéré au printemps 2022,

aussitôt placé au centre de rétention administrative de Coquelles, près de

Calais, avant d’être relâché… et abandonné à son sort.

De la nourriture, de l’alcool et un chèche

*« Un jour de mars 2025, les gendarmes m’ont appelée pour m’annoncer qu’une

personne était décédée à Tardinghen. Ils m’ont donné un nom, mais cela ne

m’a rien évoqué »*, poursuit Yolaine Bernard. *« Les gendarmes m’ont alors

envoyé par téléphone la photo d’Abbas pendu, la capuche de son sweat sur la

tête. Je ne vous dis pas le choc ! »* C’est une randonneuse qui a découvert

le corps sur un sentier du littoral. Non loin de là, de la nourriture, de

l’alcool et un chèche ont été retrouvés dans le blockhaus où il dormait.

*« Ce qui m’a affectée le plus en apprenant le décès d’Abbas, c’est que

– alors que je ne suis plus en contact avec lui depuis des années – il

n’ait pas d’autres personnes que moi à citer comme référent »*, déplore

Diane. « Ça, ça m’a bouleversée. » La travailleuse sociale, encore émue,

considère que *« les modalités d’accueil des exilés ne sont pas toujours

adaptées aux besoins et attentes des personnes concernées »* et elle

dénonce *« un cruel manque de moyens et de capacités dans le domaine de la

santé mentale et de l’adaptation culturelle. On est défaillants. »*

*« En pensant à Abbas, je pense au philosophe Étienne Balibar (voir sa

tribune dans Le Monde du 16 août 2018 ici

https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/08/16/etienne-balibar-pour-un-droit-international-de-l-hospitalite_5342881_3232.html)

qui parle d’une part errante de l’humanité »*, confie Charles Heller. *« À

savoir une part de l’humanité qui se retrouve à vivre dans les failles de

nos sociétés, qui ne trouve jamais de place qui lui soit propre,

constamment exposée à différentes formes de violences. »* Cette errance

sans fin pousse certains au pire. À Calais et dans la région, plusieurs

suicides ont été recensés ces dernières années, selon une enquête des

Jours publiée le 28 août 2023.

Épuisées physiquement et psychologiquement par un exil sans perspective,

violentées par la police et maltraitées par les autorités, certaines

personnes attentent à leur vie, comme cela a encore été le cas en août

dernier sur le camp de Loon-Plage, dans le Nord, où un exilé a été retrouvé

pendu. *« De part son statut administratif, sa couleur de peau et sa

condition psychologique, Abbas s’est retrouvé errant sans jamais trouver sa

place, essayant de survivre dans les failles qu’il trouvait, à l’image de

ce blockhaus où il a terminé ses jours * », conclut Charles Heller. Depuis

sa mort, le bunker a été tagué d’un message en guise d’adieu : *« Pour

Sertus Mola. La frontière tue. »*