Fwd: [Jungles] Ibrahim Aboubakar, Soudanais en exil, rescapé de tout, sauf de la prison en France ? [Libération, 16.09.2025]

miladyrenoirmiladyrenoir
2025-10-9 15:01

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De : Maël Galisson

https://www.liberation.fr/societe/immigration/ibrahim-aboubakar-soudanais-en-exil-rescape-de-tout-sauf-de-la-prison-en-france-20250916_ZQ7GKSXJMFERFBA4NLQXAKXCMI/?redirected=1

Ibrahim Aboubakar, Soudanais en exil, rescapé de tout, sauf de la prison en

France ?

*Un demandeur d’asile de 34 ans comparaîtra en novembre devant le tribunal

correctionnel de Paris. Il lui est reproché d’avoir piloté un pneumatique

avec à son bord, 67 personnes, pour rejoindre illégalement le Royaume-Uni.

Le bateau avait sombré, entraînant la mort de 7 personnes. Son avocat

dénonce une «criminalisation de l’exil».*

par Rachid Laïreche https://www.liberation.fr/auteur/rachid-laireche/

publié le 16 septembre 2025 à 6h45

Ibrahim Aboubakar tourne en rond dans sa cellule. Combien de temps lui

reste-t-il à tenir ? Quelle sera la trajectoire des prochaines semaines de

sa vie ? La paix existe-t-elle ? Des questions en cascade. Les réponses ne

devraient pas tarder à venir. Le Soudanais, incarcéré à la prison de

Bois-d’Arcy, dans les Yvelines, depuis le 16 août 2023, est mis en examen

pour «homicide involontaire», «violences involontaires» et *«mise en

danger d’autrui, aides à l’entrée, à la circulation ou au séjour

irrégulier». *Les charges sont lourdes comme un été caniculaire. Ses

proches paniquent ; ils craignent le pire pour lui. Le Soudanais sera jugé

du 4 au 18 novembre au tribunal correctionnel de Paris. Ibrahim Aboubakar,

34 ans, risque des années de prison. Comment en est-il arrivé là ?

La dernière bascule de son existence cabossée a eu lieu dans la nuit du 11

au 12 août 2023. Il a tenté de traverser la Manche pour rejoindre

illégalement le Royaume-Uni. A bord du bateau pneumatique, 67 personnes ;

des Afghans en très grande majorité. L’embarcation de fortune a pris l’eau

au milieu de la traversée. Un naufrage nocturne. Les polices aux frontières

française et britannique sont intervenues. Un bilan terrible : sept morts.

De nombreux rescapés afghans ont indiqué à la police que le pneumatique

mortel était piloté par «les deux noirs». Ibrahim Aboubakar et un autre

Soudanais, mineur au moment du naufrage, Ezekiel T., qui ne devrait pas se

présenter au tribunal. Tout le monde a perdu sa trace, comme évaporé dans

la nature, depuis la mise en place de son contrôle judiciaire.

Demande d’asile rejetée en 2024

Le détenu est dans une situation rare et complexe. Il est en attente de son

procès, mais pas seulement. Dans son bureau, à Paris, l’avocat Raphaël Kempf

https://www.liberation.fr/societe/police-justice/raphael-kempf-dans-tous-ses-etats-20211216_ZTG6NTHILJEJJCREQZKDO2TEEM/,

qui le défend, souligne un autre moment important à venir : Ibrahim

Aboubakar a fait une demande d’asile à l’Office français de protection des

réfugiés et apatrides durant sa détention. Elle a été rejetée en 2024. La

cause :* «Les déclarations de l’intéressé, personnalisées et spontanées,

permettent d’établir sa nationalité soudanaise et son appartenance ethnique

Masalit, mais elles s’avèrent en revanche insuffisantes pour établir avec

certitude sa provenance de l’Etat du Darfour Ouest.»*

Raphaël Kempf se pose une question à voix haute : comment nier sa

provenance face à «l’évidence» ? Il a fait appel de la décision. Une

audience était programmée le mardi 16 septembre à la Cour nationale du

droit d’asile, mais elle a été reportée «au dernier moment» à une date

ultérieure. *«Après un premier renvoi en mars dernier, ce nouveau report

est injustifié et profondément injuste, explique l’avocat. L’incapacité à

protéger rapidement un homme qui croupit en prison depuis deux ans, après

avoir fui le génocide au Soudan, est le symptôme et un exemple flagrant de

la crise de l’accueil par la France des demandeurs d’asile.»* Raphaël Kempf

espérait obtenir une «protection» afin de convaincre la justice : son

client n’est pas *«un dangereux criminel ou un passeur», *mais une personne qui

a* «fui la guerre et la mort»*

https://www.liberation.fr/international/afrique/darfour-la-guerre-na-pas-commence-il-y-a-cinq-mois-pour-nous-elle-dure-depuis-vingt-ans-20230921_FYK2YZ2JM5BD7L3H2SNQXJLYI4/

.

Ibrahim Aboubakar a été interrogé à plusieurs reprises depuis son

arrestation. Le Soudanais refuse d’enfiler le costume de capitaine du

bateau. Il rejette la responsabilité sur son compatriote. *Libération *a

consulté le dossier d’instruction. *«Ezekiel était le pilote. Je ne sais ni

conduire, ni entretenir un moteur,* a-t-il répondu. *Pour vous répondre, je

n’ai pas de permis bateau. Je ne sais même pas conduire un véhicule

terrestre. Je ne conduis qu’une bicyclette.» *Qui dit la vérité ? Les

quelques Afghans qui ont pointé du doigt «les deux noirs» ou Ibrahim

Aboubakar ? La question pèse des années de prison : la justice ne range pas

les pilotes dans le camp des exilés, mais dans celui des organisateurs de

la traversée. Donc, des malfaiteurs.

Les rescapés du pneumatique mortel s’accordent en chœur sur un point dans

les témoignages : tous les passagers à bord – pilotes ou non – étaient des

clients, des exilés en détresse qui espéraient poser les pieds au

Royaume-Uni pour demander l’asile. Les passeurs et les gros bonnets ne

risquent pas leur vie en mer, ils encaissent le cash à quai et

disparaissent. En novembre, six autres personnes, des hommes, actuellement

en détention provisoire, comparaîtront avec Ibrahim Aboubakar. Ils

n’étaient pas à bord du pneumatique mortel, mais ils sont soupçonnés de

faire partie d’un réseau de passeurs qui a organisé le départ du 11 août

2023.

Une vie dans la guerre

Ibrahim Aboubakar est originaire du village de Gobe, situé dans l’Etat du

Darfour-Occidental au Soudan. Il a vécu une enfance normale avant le début

de la guerre civile, en 2003, qui a chamboulé toutes les vies : des morts,

des crimes de guerre, des menaces, des larmes et la peur partout. A

l’adolescence, il quitte son patelin avec les siens pour fuir les attaques.

Toute la famille – les parents et les six enfants – pose ses valises dans

un camp de déplacés, en périphérie d’El-Geneina. Une vie dans la

promiscuité à durée indéterminée. Ibrahim Aboubakar et sa famille restent

près de vingt ans dans le camp. Une situation qui empire au fil des années. La

ravageuse guerre les rattrape

https://www.liberation.fr/international/afrique/soudan-les-paramilitaires-du-general-hemmeti-font-main-basse-sur-el-geneina-ville-martyre-du-darfour-20231109_2U3XVTJLDFGBLHDWSWSEKGTWMI/.

Ils quittent définitivement le Darfour en mars 2023 pour un nouveau camp de

réfugiés de l’autre côté de la frontière, au Tchad.

Ibrahim Aboubakar retrace sa vie face aux enquêteurs. Il cause de son

ethnie, la communauté Masalit, non arabe et majoritaire au Darfour, qui est

ciblée par les paramilitaires du général «Hemetti»

https://www.liberation.fr/international/afrique/au-soudan-les-paramilitaires-de-hemetti-tuent-plus-de-40-refugies-dans-un-camp-du-darfour-en-proie-a-la-famine-20250812_MKKL4TD3KVG3FKMHSXT7KRXPNI/,

Mohamed Hamdan Dogolo de son vrai nom. Il mène une guerre sanglante à

l’armée régulière. *«Dès qu’un Masalit est reconnu, il est exécuté ou il a

des problèmes, *explique-t-il. *Parfois, ils prennent les enfants pour les

jeter dans le feu ou les tuer. Des fois, ils prennent les plus grands pour

les travaux forcés. Si on refuse de collaborer, ils nous tuent.»*

Depuis 2023, la population masalit est victime d’un massacre continu, qualifié

de génocide

https://www.liberation.fr/international/afrique/guerre-civile-au-soudan-les-etats-unis-accusent-les-paramilitaires-de-genocide-au-darfour-20250107_PKMPWISKTFHLHJUYGFI4P3QNJ4/

notamment par les Etats-Unis, documenté et dénoncé par les Nations unies,

les ONG internationales et d’autres institutions officielles. Au Darfour,

les déplacés se comptent en millions, dont près de 1,5 vers les pays

voisins.

Ibrahim Aboubakar ne reste pas longtemps au Tchad. Il* «monte pour aller

chercher une vie meilleure» *en direction de la Libye pour traverser la

Méditerranée. Le Soudanais subit, comme de nombreux exilés, des violences à

Tripoli où il dort entassé dans un grand hangar. Des trafiquants et des

bandes criminelles font la loi en Libye. Ils s’enrichissent sur les dos

cassés des exilés. Des coups, des humiliations, des menaces et des longues

journées de travaux forcés. Les corps s’abîment. Les morts sont nombreux

https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/refugies–le-piege-libyen.

Le calvaire a duré quatre mois pour Ibrahim Aboubakar. Le débrouillard

trouve une place dans un pneumatique qui le dépose sur l’île de Lampedusa.

Le Soudanais traverse l’Italie. Il passe la frontière française le 29

juillet 2023, une quinzaine de jours avant le drame, pour rejoindre Calais

et sa jungle.

https://www.liberation.fr/societe/a-calais-avec-certains-migrants-on-se-lie-plus-damitie-quavec-dautres-20220223_DHKDULVERZHXNCVMEEEZUWW7HE/

Ibrahim Aboubakar a quelques centaines d’euros au fond de sa poche et un

objectif précis : rallier le Royaume-Uni pour demander l’asile.

«C’est terminé, je suis mort»

La traversée des mers et des océans a un coût pour les exilés qui fuient

les guerres et la misère. A Calais, comme à Dunkerque et dans les

alentours, les passeurs demandent des sommes qui dépassent les 1 000 euros

pour embarquer dans des pneumatiques mortels. La violence est partout. Des

menaces, des coups, des règlements de comptes et des gros sous qui

circulent de main en main. Les passeurs surveillent les plages pour éviter

que des* «Africains» –* qui n’ont pas les moyens de payer une traversée –

montent sur les pneumatiques au moment du départ. De nombreux exilés qui

souhaitent grimper de force sur les bateaux de fortune sont tabassés sur

les plages.

Ibrahim Aboubakar, lui, a payé 400 euros pour avoir une place à bord.

Pourquoi un tarif réduit ? Les versions divergent. Les passeurs ne

voulaient pas qu’il prévienne ses potes «africains» du départ prochain de

l’embarcation ? Ils lui ont proposé un petit prix à condition de piloter le

pneumatique ?

Le Soudanais en détention, lui, a mis en exergue ses talents de

«négociateur». Il dit aussi avoir* «été frappé par un homme armé»* qui

menaçait de le tuer s’il prévenait la police. Le 11 août 2023, il a marché

deux heures du camp à la plage, où il a participé à la mise à l’eau du

pneumatique avec les autres exilés. Ibrahim Aboubakar – qui a quitté le

Darfour, traversé la Libye, la Méditerranée, l’Italie et la France –

pensait avoir réalisé le plus dur au moment de monter à bord du bateau.

Patatras. Après le naufrage, il est resté de très longues minutes dans les

eaux de la Manche sans gilet de sauvetage en attendant les secours. Il

répétait cette phrase en boucle, en fermant les yeux au milieu de la nuit :*

«C’est terminé, je suis mort.»*

«Un renversement terrible de l’histoire»

Comment tout cela va se finir ? Raphaël Kempf ne cache pas ses intentions. *«On

reproche à Ibrahim d’avoir une responsabilité dans la mort de ses

compagnons d’infortune. C’est un renversement terrible de l’histoire.

Ibrahim, qui est une victime, a lui-même failli mourir dans l’eau, il a

lui-même été mis en danger, *explique l’avocat qui espère obtenir la relaxe

de son client. *On assiste de plus en plus, en France et en Europe, à une

criminalisation de l’exil. La justice essaie de faire porter aux exilés la

responsabilité juridique et morale des morts dans la Manche et la

Méditerranée au lieu d’*interroger les politiques migratoires xénophobes

https://www.liberation.fr/international/europe/chaque-jour-cest-de-plus-en-plus-dur-en-belgique-demandeurs-dasile-et-associations-denoncent-le-durcissement-de-la-politique-migratoire-20250903_6TLPRZ2PWRA5LNXCESOSYVGHUA/

Une criminalisation qui touche également les associations qui viennent en

aide aux exilés. En octobre 2024, l’Observatoire des libertés associatives

publiait un rapport sur la *«répression de la solidarité avec les personnes

exilées aux frontières»*

https://www.lacoalition.fr/Au-mepris-des-droits-Enquete-sur-la-repression-de-la-solidarite-avec-les-294

. Un travail réalisé à partir de plusieurs témoignages aux frontières de

la Manche, de la mer du Nord, de l’Italie et de l’Espagne. Le dossier met

en lumière *«les pratiques illégales de la police pour décourager les

associations*» sur le terrain. Elodie est bénévole pour différentes

associations qui viennent en aide aux migrants sur le littoral Nord. La

trentenaire confirme la montée de la répression policière. *«Les migrants

et les associatifs sont vus comme des ennemis et les violences sont

courantes, dit-elle. Mais la France pourrait franchir un cap encore plus

inquiétant en condamnant pour homicide involontaire des personnes en

détresse qui tentent de traverser la Manche pour obtenir l’asile

politique.»*

La famille Aboubakar est angoissée par la situation. Les parents sont

toujours au Tchad, avec deux de ses frères et sa sœur, dans un camp de

réfugiés gérés par le Haut-Commissariat de l’ONU. Nous avons pu consulter

leurs témoignages vidéo, mais aussi des courriers, qui seront présentés à

la cour nationale du droit d’asile et au tribunal. Les images du camp au

Tchad mettent en lumière la misère de leur vie. Une petite cabane pour une

famille qui attend des nouvelles de ses enfants. Des mines épuisées. Des

regards éteints. Des corps fatigués. Dans une lettre traduite en français,

la mère du détenu explique : *«Je suis très inquiète pour Ibrahim ainsi que

pour mes deux autres fils, avec qui j’ai également perdu tout contact. J’ai

appris que l’un de mes fils est arrivé au Tchad et que l’autre est parti

vers le Sahara, mais je n’arrive pas à les joindre. Si mon fils Ibrahim est

toujours en état d’arrestation, je vous en prie, libérez-le.»*

Une épouse infirmière au Texas

Un prénom revient souvent en feuilletant la procédure judiciaire et les

différents témoignages. Ibrahim Aboubakar a une épouse, Iqbal, qui est

originaire de la même région au Soudan. Ils se sont mariés religieusement

avant que le danger de mort les sépare. Elle a réussi à fuir la guerre en

2015 avec toute sa famille. Elle habite désormais aux Etats-Unis, où elle a

obtenu la nationalité américaine. Iqbal, qui est infirmière au Texas, a

toujours été connectée avec son époux. Elle craignait de le voir

disparaître à chacune de ses étapes entre le Darfour, le Tchad, la Libye et

la Méditerranée. Ils rêvaient de la grande vie. Le contact a été rompu le

soir de la traversée mortelle. Elle suit de près la détention de son mari :

Iqbal est en lien régulier avec l’avocat Raphaël Kempf, mais aussi sa

belle-famille dans le camp au Tchad, pour «le sortir de là».

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