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De : Maël Galisson
Ibrahim Aboubakar, Soudanais en exil, rescapé de tout, sauf de la prison en
France ?
*Un demandeur d’asile de 34 ans comparaîtra en novembre devant le tribunal
correctionnel de Paris. Il lui est reproché d’avoir piloté un pneumatique
avec à son bord, 67 personnes, pour rejoindre illégalement le Royaume-Uni.
Le bateau avait sombré, entraînant la mort de 7 personnes. Son avocat
dénonce une «criminalisation de l’exil».*
par Rachid Laïreche https://www.liberation.fr/auteur/rachid-laireche/
publié le 16 septembre 2025 à 6h45
Ibrahim Aboubakar tourne en rond dans sa cellule. Combien de temps lui
reste-t-il à tenir ? Quelle sera la trajectoire des prochaines semaines de
sa vie ? La paix existe-t-elle ? Des questions en cascade. Les réponses ne
devraient pas tarder à venir. Le Soudanais, incarcéré à la prison de
Bois-d’Arcy, dans les Yvelines, depuis le 16 août 2023, est mis en examen
pour «homicide involontaire», «violences involontaires» et *«mise en
danger d’autrui, aides à l’entrée, à la circulation ou au séjour
irrégulier». *Les charges sont lourdes comme un été caniculaire. Ses
proches paniquent ; ils craignent le pire pour lui. Le Soudanais sera jugé
du 4 au 18 novembre au tribunal correctionnel de Paris. Ibrahim Aboubakar,
34 ans, risque des années de prison. Comment en est-il arrivé là ?
La dernière bascule de son existence cabossée a eu lieu dans la nuit du 11
au 12 août 2023. Il a tenté de traverser la Manche pour rejoindre
illégalement le Royaume-Uni. A bord du bateau pneumatique, 67 personnes ;
des Afghans en très grande majorité. L’embarcation de fortune a pris l’eau
au milieu de la traversée. Un naufrage nocturne. Les polices aux frontières
française et britannique sont intervenues. Un bilan terrible : sept morts.
De nombreux rescapés afghans ont indiqué à la police que le pneumatique
mortel était piloté par «les deux noirs». Ibrahim Aboubakar et un autre
Soudanais, mineur au moment du naufrage, Ezekiel T., qui ne devrait pas se
présenter au tribunal. Tout le monde a perdu sa trace, comme évaporé dans
la nature, depuis la mise en place de son contrôle judiciaire.
Demande d’asile rejetée en 2024
Le détenu est dans une situation rare et complexe. Il est en attente de son
procès, mais pas seulement. Dans son bureau, à Paris, l’avocat Raphaël Kempf
qui le défend, souligne un autre moment important à venir : Ibrahim
Aboubakar a fait une demande d’asile à l’Office français de protection des
réfugiés et apatrides durant sa détention. Elle a été rejetée en 2024. La
cause :* «Les déclarations de l’intéressé, personnalisées et spontanées,
permettent d’établir sa nationalité soudanaise et son appartenance ethnique
Masalit, mais elles s’avèrent en revanche insuffisantes pour établir avec
certitude sa provenance de l’Etat du Darfour Ouest.»*
Raphaël Kempf se pose une question à voix haute : comment nier sa
provenance face à «l’évidence» ? Il a fait appel de la décision. Une
audience était programmée le mardi 16 septembre à la Cour nationale du
droit d’asile, mais elle a été reportée «au dernier moment» à une date
ultérieure. *«Après un premier renvoi en mars dernier, ce nouveau report
est injustifié et profondément injuste, explique l’avocat. L’incapacité à
protéger rapidement un homme qui croupit en prison depuis deux ans, après
avoir fui le génocide au Soudan, est le symptôme et un exemple flagrant de
la crise de l’accueil par la France des demandeurs d’asile.»* Raphaël Kempf
espérait obtenir une «protection» afin de convaincre la justice : son
client n’est pas *«un dangereux criminel ou un passeur», *mais une personne qui
a* «fui la guerre et la mort»*
.
Ibrahim Aboubakar a été interrogé à plusieurs reprises depuis son
arrestation. Le Soudanais refuse d’enfiler le costume de capitaine du
bateau. Il rejette la responsabilité sur son compatriote. *Libération *a
consulté le dossier d’instruction. *«Ezekiel était le pilote. Je ne sais ni
conduire, ni entretenir un moteur,* a-t-il répondu. *Pour vous répondre, je
n’ai pas de permis bateau. Je ne sais même pas conduire un véhicule
terrestre. Je ne conduis qu’une bicyclette.» *Qui dit la vérité ? Les
quelques Afghans qui ont pointé du doigt «les deux noirs» ou Ibrahim
Aboubakar ? La question pèse des années de prison : la justice ne range pas
les pilotes dans le camp des exilés, mais dans celui des organisateurs de
la traversée. Donc, des malfaiteurs.
Les rescapés du pneumatique mortel s’accordent en chœur sur un point dans
les témoignages : tous les passagers à bord – pilotes ou non – étaient des
clients, des exilés en détresse qui espéraient poser les pieds au
Royaume-Uni pour demander l’asile. Les passeurs et les gros bonnets ne
risquent pas leur vie en mer, ils encaissent le cash à quai et
disparaissent. En novembre, six autres personnes, des hommes, actuellement
en détention provisoire, comparaîtront avec Ibrahim Aboubakar. Ils
n’étaient pas à bord du pneumatique mortel, mais ils sont soupçonnés de
faire partie d’un réseau de passeurs qui a organisé le départ du 11 août
2023.
Une vie dans la guerre
Ibrahim Aboubakar est originaire du village de Gobe, situé dans l’Etat du
Darfour-Occidental au Soudan. Il a vécu une enfance normale avant le début
de la guerre civile, en 2003, qui a chamboulé toutes les vies : des morts,
des crimes de guerre, des menaces, des larmes et la peur partout. A
l’adolescence, il quitte son patelin avec les siens pour fuir les attaques.
Toute la famille – les parents et les six enfants – pose ses valises dans
un camp de déplacés, en périphérie d’El-Geneina. Une vie dans la
promiscuité à durée indéterminée. Ibrahim Aboubakar et sa famille restent
près de vingt ans dans le camp. Une situation qui empire au fil des années. La
ravageuse guerre les rattrape
Ils quittent définitivement le Darfour en mars 2023 pour un nouveau camp de
réfugiés de l’autre côté de la frontière, au Tchad.
Ibrahim Aboubakar retrace sa vie face aux enquêteurs. Il cause de son
ethnie, la communauté Masalit, non arabe et majoritaire au Darfour, qui est
ciblée par les paramilitaires du général «Hemetti»
Mohamed Hamdan Dogolo de son vrai nom. Il mène une guerre sanglante à
l’armée régulière. *«Dès qu’un Masalit est reconnu, il est exécuté ou il a
des problèmes, *explique-t-il. *Parfois, ils prennent les enfants pour les
jeter dans le feu ou les tuer. Des fois, ils prennent les plus grands pour
les travaux forcés. Si on refuse de collaborer, ils nous tuent.»*
Depuis 2023, la population masalit est victime d’un massacre continu, qualifié
de génocide
notamment par les Etats-Unis, documenté et dénoncé par les Nations unies,
les ONG internationales et d’autres institutions officielles. Au Darfour,
les déplacés se comptent en millions, dont près de 1,5 vers les pays
voisins.
Ibrahim Aboubakar ne reste pas longtemps au Tchad. Il* «monte pour aller
chercher une vie meilleure» *en direction de la Libye pour traverser la
Méditerranée. Le Soudanais subit, comme de nombreux exilés, des violences à
Tripoli où il dort entassé dans un grand hangar. Des trafiquants et des
bandes criminelles font la loi en Libye. Ils s’enrichissent sur les dos
cassés des exilés. Des coups, des humiliations, des menaces et des longues
journées de travaux forcés. Les corps s’abîment. Les morts sont nombreux
https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/refugies–le-piege-libyen.
Le calvaire a duré quatre mois pour Ibrahim Aboubakar. Le débrouillard
trouve une place dans un pneumatique qui le dépose sur l’île de Lampedusa.
Le Soudanais traverse l’Italie. Il passe la frontière française le 29
juillet 2023, une quinzaine de jours avant le drame, pour rejoindre Calais
et sa jungle.
Ibrahim Aboubakar a quelques centaines d’euros au fond de sa poche et un
objectif précis : rallier le Royaume-Uni pour demander l’asile.
«C’est terminé, je suis mort»
La traversée des mers et des océans a un coût pour les exilés qui fuient
les guerres et la misère. A Calais, comme à Dunkerque et dans les
alentours, les passeurs demandent des sommes qui dépassent les 1 000 euros
pour embarquer dans des pneumatiques mortels. La violence est partout. Des
menaces, des coups, des règlements de comptes et des gros sous qui
circulent de main en main. Les passeurs surveillent les plages pour éviter
que des* «Africains» –* qui n’ont pas les moyens de payer une traversée –
montent sur les pneumatiques au moment du départ. De nombreux exilés qui
souhaitent grimper de force sur les bateaux de fortune sont tabassés sur
les plages.
Ibrahim Aboubakar, lui, a payé 400 euros pour avoir une place à bord.
Pourquoi un tarif réduit ? Les versions divergent. Les passeurs ne
voulaient pas qu’il prévienne ses potes «africains» du départ prochain de
l’embarcation ? Ils lui ont proposé un petit prix à condition de piloter le
pneumatique ?
Le Soudanais en détention, lui, a mis en exergue ses talents de
«négociateur». Il dit aussi avoir* «été frappé par un homme armé»* qui
menaçait de le tuer s’il prévenait la police. Le 11 août 2023, il a marché
deux heures du camp à la plage, où il a participé à la mise à l’eau du
pneumatique avec les autres exilés. Ibrahim Aboubakar – qui a quitté le
Darfour, traversé la Libye, la Méditerranée, l’Italie et la France –
pensait avoir réalisé le plus dur au moment de monter à bord du bateau.
Patatras. Après le naufrage, il est resté de très longues minutes dans les
eaux de la Manche sans gilet de sauvetage en attendant les secours. Il
répétait cette phrase en boucle, en fermant les yeux au milieu de la nuit :*
«C’est terminé, je suis mort.»*
«Un renversement terrible de l’histoire»
Comment tout cela va se finir ? Raphaël Kempf ne cache pas ses intentions. *«On
reproche à Ibrahim d’avoir une responsabilité dans la mort de ses
compagnons d’infortune. C’est un renversement terrible de l’histoire.
Ibrahim, qui est une victime, a lui-même failli mourir dans l’eau, il a
lui-même été mis en danger, *explique l’avocat qui espère obtenir la relaxe
de son client. *On assiste de plus en plus, en France et en Europe, à une
criminalisation de l’exil. La justice essaie de faire porter aux exilés la
responsabilité juridique et morale des morts dans la Manche et la
Méditerranée au lieu d’*interroger les politiques migratoires xénophobes
.»
Une criminalisation qui touche également les associations qui viennent en
aide aux exilés. En octobre 2024, l’Observatoire des libertés associatives
publiait un rapport sur la *«répression de la solidarité avec les personnes
exilées aux frontières»*
. Un travail réalisé à partir de plusieurs témoignages aux frontières de
la Manche, de la mer du Nord, de l’Italie et de l’Espagne. Le dossier met
en lumière *«les pratiques illégales de la police pour décourager les
associations*» sur le terrain. Elodie est bénévole pour différentes
associations qui viennent en aide aux migrants sur le littoral Nord. La
trentenaire confirme la montée de la répression policière. *«Les migrants
et les associatifs sont vus comme des ennemis et les violences sont
courantes, dit-elle. Mais la France pourrait franchir un cap encore plus
inquiétant en condamnant pour homicide involontaire des personnes en
détresse qui tentent de traverser la Manche pour obtenir l’asile
politique.»*
La famille Aboubakar est angoissée par la situation. Les parents sont
toujours au Tchad, avec deux de ses frères et sa sœur, dans un camp de
réfugiés gérés par le Haut-Commissariat de l’ONU. Nous avons pu consulter
leurs témoignages vidéo, mais aussi des courriers, qui seront présentés à
la cour nationale du droit d’asile et au tribunal. Les images du camp au
Tchad mettent en lumière la misère de leur vie. Une petite cabane pour une
famille qui attend des nouvelles de ses enfants. Des mines épuisées. Des
regards éteints. Des corps fatigués. Dans une lettre traduite en français,
la mère du détenu explique : *«Je suis très inquiète pour Ibrahim ainsi que
pour mes deux autres fils, avec qui j’ai également perdu tout contact. J’ai
appris que l’un de mes fils est arrivé au Tchad et que l’autre est parti
vers le Sahara, mais je n’arrive pas à les joindre. Si mon fils Ibrahim est
toujours en état d’arrestation, je vous en prie, libérez-le.»*
Une épouse infirmière au Texas
Un prénom revient souvent en feuilletant la procédure judiciaire et les
différents témoignages. Ibrahim Aboubakar a une épouse, Iqbal, qui est
originaire de la même région au Soudan. Ils se sont mariés religieusement
avant que le danger de mort les sépare. Elle a réussi à fuir la guerre en
2015 avec toute sa famille. Elle habite désormais aux Etats-Unis, où elle a
obtenu la nationalité américaine. Iqbal, qui est infirmière au Texas, a
toujours été connectée avec son époux. Elle craignait de le voir
disparaître à chacune de ses étapes entre le Darfour, le Tchad, la Libye et
la Méditerranée. Ils rêvaient de la grande vie. Le contact a été rompu le
soir de la traversée mortelle. Elle suit de près la détention de son mari :
Iqbal est en lien régulier avec l’avocat Raphaël Kempf, mais aussi sa
belle-famille dans le camp au Tchad, pour «le sortir de là».
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