Fwd: [Jungles] « Il était drôle et insouciant » : Haftom, Amanuel, Nima et les autres disparus de la Manche [Médiapart, 6.06.2025]

miladyrenoirmiladyrenoir
2025-6-9 15:58

———- Forwarded message ———

De : Maël Galisson

Dernier volet d’une enquête en 3 parties publiée par Médiapart.

https://www.mediapart.fr/journal/france/060625/il-etait-drole-et-insouciant-haftom-amanuel-nima-et-les-autres-disparus-de-la-manche

« Il était drôle et insouciant » : Haftom, Amanuel, Nima et les autres

disparus de la Manche

*Tous espéraient pouvoir poser leurs valises en Europe et construire un

semblant de vie normale. Ils venaient d’Érythrée, d’Afghanistan ou du

Soudan, et ont disparu en tentant de traverser la Manche. Contre l’oubli,

Mediapart publie leurs noms et retrace l’histoire de six d’entre eux.*

Maïa Courtois, Maël Galisson et Simon Mauvieux

6 juin 2025 à 18h20

C’est une liste de noms et de trajectoires, comme un écho des soubresauts

géopolitiques du monde qui se répercute sur le littoral du

Nord-Pas-de-Calais. Ils étaient soldats de l’armée régulière afghane, *kolbars

https://www.mediapart.fr/studio/portfolios/dans-les-montagnes-entre-irak-et-iran-braver-la-mort-pour-passer-des-marchandises*

à

la frontière entre le Kurdistan iranien et l’Irak ou réfugié syrien devenu

ouvrier agricole dans les campagnes d’Izmir, à l’ouest de la Turquie. Ils

ont fui l’indéboulonnable dictature en Erythrée, la guerre civile qui

ravage le Soudan depuis 2023 ou encore la répression envers les minorités

et les opposants exercée par le régime théocratique iranien.

Tous espéraient pouvoir poser leurs valises en Europe et construire un

semblant de vie normale. Certains ont connu les geôles atroces des prisons

libyennes, d’autres les violences humiliantes de la police sur la route des

Balkans. Quelques-uns ont opté pour l’asile en Allemagne ou en Belgique,

mais ont vu leur demande rejetée, les obligeant alors à fuir le risque

d’une expulsion en tentant de passer au Royaume-Uni, qui ne coordonne plus

sa politique d’asile avec le reste de l’Union européenne (UE) depuis le

vote du Brexit.

Leurs proches ont perdu leur trace alors qu’ils se trouvaient sur le

littoral du Calaisis. Certains ont assisté tragiquement à leur disparition,

d’autres ont vu leurs messages envoyés sur WhatsApp rester éternellement

sans réponse. Tous ont laissé derrière eux une famille, des amis ou des

compagnons de route dans une douloureuse attente, coincés entre l’espoir de

signes de vie et l’annonce d’une possible mort. Mediapart dresse ici les

portraits de six disparus de la Manche.

Amanuel Berhe Tirfe, porté disparu depuis le 23 octobre 2024

Amanuel était surnommé « Reggae man » par ses amis. À l’image des valeurs

de ce genre musical qu’il aimait tant, il était un jeune homme *« **pacifique,

extrêmement gentil »*, selon ses quatre meilleurs amis John, Zubyer, Mareg

et Zakaryas. Cette bande d’amis inséparables est née en 2018 dans l’enfer

d’une prison libyenne. Amanuel avait été le dernier à en sortir, contre

rançon, en 2021.

[image: Illustration 1] Amanuel Berhe Tirfe. © Photo du téléphone Valentina

Camu pour Mediapart

Arrivé à Bruxelles pour y rejoindre ses compagnons d’exil, il a patienté

trois ans, le temps de l’examen de sa demande d’asile, entre parties de

foot et longues discussions pour garder le moral, dans un parc où tous les

cinq avaient l’habitude de se retrouver. En septembre 2024, la Belgique lui

a définitivement refusé l’asile. Privé d’une possibilité de protection

internationale dans l’Union européenne, Amanuel n’avait d’autre choix que

de rejoindre le Royaume-Uni pour espérer y être régularisé et enfin

reconstruire sa vie. Il n’a pas prévenu ses amis de son départ sur le

bateau du 23 octobre : *« I*l ne voulait pas nous inquiéter. »

Depuis l’Éthiopie, son père, Terfe, professeur d’anglais, raconte avoir

déjà perdu un premier enfant par le passé. Les questions autour de la

disparition d’Amanuel, ainsi que l’absence du corps de son fils, le

tourmentent jour et nuit.

Ahmed Ahmed, porté disparu depuis le 23 octobre 2024

Avant la guerre, Ahmed Ahmed, originaire d’Alep (Syrie), avait deux

emplois, ouvrier dans le bâtiment et menuisier. Mais aussi un passe-temps

favori : regarder les vieilles séries télévisées arabes.* « Il adorait le

film Lawrence d’Arabie et ne ratait aucun épisode d’Antarah Ibn Shaddad

ou de *Raes Gholis », deux séries télé historiques, raconte un de ses

fils, Osama, âgé de 20 ans.

[image: Illustration 2] Ahmed Ahmed. © Photo du téléphone Valentina Camu

pour Mediapart

Ahmed a fui la Syrie en 2013 avec sa femme et ses six enfants, et s’est

réfugié à Izmir, en Turquie. Là-bas, il réussit à se faire embaucher comme

saisonnier agricole. Mais le quotidien est difficile : *« **Pour les

Syriens, la vie est compliquée en Turquie, nous subissons beaucoup de

racisme »*, explique Osama. À la fin de l’été 2024, Ahmed, alors âgé de 53

ans, et Osama prennent la décision de quitter la Turquie. *« **Nous

espérions rejoindre mes deux grands frères qui vivent déjà en Angleterre »*,

ajoute le jeune Syrien.

Dans la nuit du 22 au 23 octobre 2024, Ahmed et Osama embarquent, avec plus

de soixante autres personnes (dont Amanuel Berhe Tirfe), à bord d’un zodiac

sur une plage à proximité de Sangatte (Pas-de-Calais). L’un des flotteurs

de l’embarcation explose durant la traversée, entraînant la chute du groupe

de passagers. Tombés à l’eau, Ahmed et Osama s’accrochent comme ils peuvent

aux débris du bateau. *« *Nous étions l’un à côté de l’autre, raconte le

fils, *mais à un moment, dans la panique, nous avons été séparés.

J’appelais mon père, mais il ne me répondait pas*. »

Osama et 47 autres personnes sont secouru·es par les sauveteurs. Ahmed,

cependant, ne figure pas parmi les rescapés. Dans les jours qui suivent le

naufrage, Osama, bouleversé, se démène pour retrouver la trace de son père,

allant d’hôpital en poste de police. Mais les autorités restent sans

réponse face à ses questions. *« **J’ai tout fait pour tenter de le

retrouver*, se désole-t-il. *J**e ne souhaite à personne de vivre ce que ma

famille et moi vivons depuis ce jour*. »

Modther Abaker Osher, porté disparu depuis le 11 août 2024

Milieu de terrain intenable, ses amis l’appelaient « Iniesta ». Fan du

Barça, Modther était aussi un des meilleurs élèves de sa classe lorsqu’il

était au lycée, au Soudan. C’était le plus jeune de sa fratrie, et c’est

sur lui que reposaient tous les espoirs de sa mère, dont il était le fils

favori.

[image: Illustration 3] Modther Abaker Osher. © Photo du téléphone

Valentina Camu pour Mediapart

Par deux fois, Modther a tenté de rejoindre l’Europe. Pour y poursuivre ses

études, puis travailler et envoyer de l’argent à sa famille. En 2022, il

part avec deux amis et deux cousins. Ils sont arrêtés en Libye et passent

six mois dans l’enfer des prisons libyennes où privations, tortures et

violences sont quotidiennes. À sa libération, il rentre retrouver sa

famille au Soudan. Mais quand la guerre éclate dans son pays, en avril

2023, il reprend la route vers l’Europe.

Il rêvait de devenir ingénieur mécanique. C’est peut-être pour cela,

explique Osman, son cousin qui réside à Lille, qu’il a visé l’Allemagne, le

pays de Bosch, de Siemens ou de Mercedes.

Arrivé en Allemagne, en évitant la Libye, il retourne directement à

l’école. Au Soudan, la guerre l’a empêché de passer son bac. *« **C’était

quelqu’un de très motivé, travailleur. En quelques mois, il avait déjà

appris l’allemand *», note Osmane. Mais sa demande d’asile est refusée,

car le jeune homme est « dubliné » en Italie, premier pays de l’espace

Schenghen qu’il a traversé. Selon le règlement Dublin, c’est donc là-bas

qu’il doit déposer l’asile.

Mais un de ses cousins vit au Royaume-Uni, et Modther est tenté de le

rejoindre. Osmane lui déconseille d’essayer la dangereuse traversée.

Lorsqu’il embarque sur un zodiac, le 11 août 2024 au petit matin, son

cousin n’est pas au courant. Il disparaît dans le naufrage de

l’embarcation. Il avait 22 ans.

Nima Shahsawari & Hiva Mustafaei, portés disparus depuis le 15 décembre 2023

« Je connais Hiva depuis près de vingt ans. On était ensemble à l’école,

raconte Zana. *Nima est aussi mon ami : nous allions dans le même club de

sport ensemble, à Paveh, dans la province de Kermanshah *», une région à

majorité kurde dans l’ouest de l’Iran. Zana est rescapé d’un naufrage

survenu le 15 décembre 2023, au large de Grand-Fort-Philippe (Nord). Ce

jour-là, il a été témoin de la disparition d’Hiva Mustafaei, 26 ans, et

Nima Shahsawari, 24 ans.

[image: Illustration 4] Nima Shahsawari & Hiva Mustafaei. © Photo du

téléphone Valentina Camu pour Mediapart

Environ deux heures après le départ du zodiac, l’embarcation dans laquelle

ils étaient montés s’est trouvée en difficulté. *« **Notre bateau restait

vraiment très instable et ne flottait pas bien »*, décrit Jamal, un autre

ami des deux disparus, qui tente à ce moment-là de rester sur l’embarcation

alors que celle-ci prend l’eau.

« *D’un côté, je tenais la main de Nima. De l’autre, je tenais une sangle

du canot pour ne pas couler. Mais une vague est arrivée : Nima, moi et une

dizaine d’autres personnes sommes tombés à l’eau. »* Les secours

interviennent et sauvent soixante-six personnes. Nulle trace de Nima et

Hiva parmi les rescapés.

*« Dans leur région d’origine, les familles ont diffusé des photos des deux

disparus sur les réseaux sociaux les jours qui ont suivi le naufrage et ont

lancé des avis de recherche »*, explique Fatemeh Karimi, responsable de

l’ONG Kurdistan Human Rights Network basée à Paris, contactée par ces

familles. *« **Imaginez-vous dans quel état se trouvent les familles qui

n’ont plus de nouvelles de leurs proches ? » *

« Les familles n’ont jamais été contactées », déplorait plusieurs

semaines après le naufrage une amie et ancienne voisine des deux jeunes

hommes, vivant en France, qui s’est rendue tout de suite dans les

commissariats de Calais pour tenter d’en savoir plus. Depuis, cette jeune

femme assure le lien avec les familles de Nima et Hiva. En l’absence de

réponse, *« *leurs parents ne peuvent pas accepter qu’ils sont morts ».

Haftom Mekonen, porté disparu depuis le 3 novembre 2021

Le 3 novembre 2021, Haftom, 17 ans, et son cousin Aman, 21 ans, embarquent

chacun sur un zodiac pour rejoindre l’Angleterre. Ils ont quitté le Tigré,

en Éthiopie, un an plus tôt, au moment où se déclenche une guerre civile

qui durera deux ans et fera plus de 600 000 morts.

[image: Illustration 5] Haftom Mekonen. © Photo du téléphone Valentina Camu

pour Mediapart

Au début de la guerre, les deux cousins et leurs familles partent au

Soudan, où ils vivent dans un camp de réfugié·es. Mais Haftom rêve

d’ailleurs. Le jeune homme convainc Aman de partir avec lui vers

l’Angleterre. Après avoir passé un an sur les routes de l’exil, dont trois

mois dans les prisons libyennes, ils arrivent à Bruxelles. Ils font alors

la rencontre de Claudine, une habitante solidaire qui les héberge pour des

week-ends de répit, le temps d’oublier les campements de Calais, le froid,

la pluie et les expulsions.

Claudine parle d’Haftom comme d’un garçon « drôle et insouciant »,

toujours prêt à aider les autres avant lui. Quand il quittait Bruxelles le

dimanche soir pour retourner à Calais, il rapportait des vêtements pour les

femmes des campements.

Ce 3 novembre 2021, pendant la traversée, la météo se dégrade. Le zodiac

d’Aman fait demi-tour et tous les occupants sont récupérés par des

sauveteurs. Mais sur une seconde embarcation, où se trouve Haftom, un homme

tombe à l’eau. Le jeune homme n’hésite pas à sauter pour le récupérer. *« **Il

n’avait peur de rien*, les ados ne pensent pas à la mort », résume

Claudine en évoquant ses derniers instants. L’homme tombé à l’eau parvient

à rejoindre l’embarcation. Haftom, lui, ne réapparaît pas. Son corps n’a

jamais été retrouvé.

Les noms des 46 disparus depuis 2020

Renas Sadeq Suliaiman (pays d’origine non confirmé) ; Mohammad Bokhit (pays

d’origine non confirmé) ; Nahome Daniel (Érythrée) ; Hayelom Weldkel

(Érythrée) ; Natanael (Érythrée) ; Tareku Abadi Alemayoh (Érythrée) ;

Amanuel Berhe Tirfe (Érythrée) ; Merhawi Okubat/Okubay (Érythrée) ; Mustafa

Bakro (Syrie), Ahmed Ahmed (Syrie) ; Kokob Amaniel Tekeste (Érythrée) ;

Ehsan Rana (Pakistan) ; Modther Abaker Osher (Soudan) ; Gurjant Singh

(Inde) ; Guismala Babikar (Soudan) ; Amanuel Yishak (Éthiopie) ; Mohamed

Abdi Hussein (Soudan) ; Nima Shahsawari (Kurde, Iran), Hiva Mustafaei

(Kurde, Iran) ; Hawkar Abdula Ali (Kurde, Irak) ; Samiullah Abdularahimzaï

(Afghanistan) ; Ahmadi Ahmad Jan (Afghanistan) ; Zaynab Wasman Malaye

(Kurde, Iran) ; Abdullah Ahmedi (Kurde, Iran) ; Habtom Gebrekidan

(Érythrée) ; Masn Saaiid (Kurde, Irak) ; Oumar Ibrahim (pays d’origine non

confirmé) ; Mohammedin Kairokheil (pays d’origine non confirmé) ; Mohamed

Al Hamim (Soudan) ; Zanyar Mustafa Mina (Kurde, Irak) ; Pshtiwan Rasul

Farka (Kurde, Irak) ; Twana Mamand Mohammed (Kurde, Irak) ; Non identifié

(pays d’origine non confirmé) ; William Nyuon Gai Jieth (Soudan) ; Gattuak

Gafgok Jal Chan alias Wazeer (Soudan) ; Chedong (Soudan) ; Abdallah Adam

Aaron Yahia (pays d’origine non confirmé) ; Mohammed (pays d’origine non

confirmé) ; Haftom Mekonen (Éthiopie) ; Tesfa Seged (Érythrée) ; Mohamed

Rasouli (Kurde, Iran) ; Majdi Ahmed Belal Terah (Soudan) ; Yusef Khezri

(Kurde, Iran) ; Shuresh Suri (Kurde, Iran) ; Mohamed Abdel Aziz El-Sheikh

Abdallah (Soudan) ; Mustafa Shenak Qadir (Kurde, Irak).

Maïa Courtois, Maël Galisson et Simon Mauvieux

Boîte noire

[image: Illustration 1]

*Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Journalismfund Europe

https://www.journalismfund.eu/. *

Au départ de cette enquête, il y a des paroles de pêcheurs de la Côte

d’Opale qui, au milieu d’une interview, racontent avoir déjà croisé lors de

leurs sorties en mer “des zodiacs vides, avec aucun passager dedans”. Ou

bien des propos de sauveteurs (en off) ou encore de bénévoles

d’associations d’aide aux migrants, à Calais ou ailleurs sur le littoral,

qui considèrent le bilan humain de la frontière franco-britannique

https://apps.lesjours.fr/morts-calais/ comme sous-estimé.

Mais comment dépasser l’a priori -voire la rumeur- quand les données

officielles, qu’il s’agisse des autorités françaises, britanniques ou

encore de l’Organisation Internationale des Migrations (OIM), concernant

les cas de disparitions de personnes exilées à cette frontière sont quasi

inexistantes ?

Au cours de cette enquête de terrain menée pendant deux ans par trois

journalistes indépendants - Maël Galisson, Simon Mauvieux, Maïa Courtois -

et une photographe - Valentina Camu -, Mediapart est allé à la rencontre

d’exilés rescapés, témoins d’atroces naufrages survenus dans la Manche ; de

familles laissées sans nouvelles de leurs proches ; de responsables

associatifs ou de professionnels de la mer faisant face quotidiennement à

des situations extrêmes sur les plages ou dans les eaux de la Manche ; de

médecins légistes et de procureurs confrontés aux corps de migrants

inconnus rejetés par la mer.

Des plages de la Côte d’Opale ultra surveillée par les forces de l’ordre

françaises aux quartiers populaires de Birmingham en Angleterre, en passant

par la Grand’place de Lille ou le quartier de la Gare du nord à Bruxelles,

Mediapart a minutieusement collecté peu à peu les informations permettant

de retracer des trajectoires d’exilés disparus. L’objectif : expliquer les

circonstances de leurs disparitions et faire entendre les voix de leurs

proches, en Europe ou dans les pays d’origine, bloqués dans l’attente de

nouvelles.

Au terme de cette enquête, Mediapart est en mesure d’établir une liste de

46 personnes exilées disparues à la frontière franco-britannique entre 2020

et 2024. Le résultat d’un travail de recoupement d’informations vérifiées

grâce à différentes sources. Chaque cas ayant par ailleurs été confirmé et

documenté directement auprès des proches de disparus, que Mediapart a

rencontrés en Europe (quand cela était possible) ou contactés par téléphone

quand ces derniers vivent en Afghanistan, en Éthiopie ou encore au Soudan.

Cette liste de 46 disparus n’est cependant qu’une estimation a minima :

pour diverses raisons (absence de réponses de proches, informations

insuffisamment étayées, etc.), certains cas de disparitions dont Mediapart

a eu connaissance n’ont en effet pas pu être intégrés dans ce recensement.