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De : Maël Galisson
Dernier volet d’une enquête en 3 parties publiée par Médiapart.
« Il était drôle et insouciant » : Haftom, Amanuel, Nima et les autres
disparus de la Manche
*Tous espéraient pouvoir poser leurs valises en Europe et construire un
semblant de vie normale. Ils venaient d’Érythrée, d’Afghanistan ou du
Soudan, et ont disparu en tentant de traverser la Manche. Contre l’oubli,
Mediapart publie leurs noms et retrace l’histoire de six d’entre eux.*
Maïa Courtois, Maël Galisson et Simon Mauvieux
6 juin 2025 à 18h20
C’est une liste de noms et de trajectoires, comme un écho des soubresauts
géopolitiques du monde qui se répercute sur le littoral du
Nord-Pas-de-Calais. Ils étaient soldats de l’armée régulière afghane, *kolbars
à
la frontière entre le Kurdistan iranien et l’Irak ou réfugié syrien devenu
ouvrier agricole dans les campagnes d’Izmir, à l’ouest de la Turquie. Ils
ont fui l’indéboulonnable dictature en Erythrée, la guerre civile qui
ravage le Soudan depuis 2023 ou encore la répression envers les minorités
et les opposants exercée par le régime théocratique iranien.
Tous espéraient pouvoir poser leurs valises en Europe et construire un
semblant de vie normale. Certains ont connu les geôles atroces des prisons
libyennes, d’autres les violences humiliantes de la police sur la route des
Balkans. Quelques-uns ont opté pour l’asile en Allemagne ou en Belgique,
mais ont vu leur demande rejetée, les obligeant alors à fuir le risque
d’une expulsion en tentant de passer au Royaume-Uni, qui ne coordonne plus
sa politique d’asile avec le reste de l’Union européenne (UE) depuis le
vote du Brexit.
Leurs proches ont perdu leur trace alors qu’ils se trouvaient sur le
littoral du Calaisis. Certains ont assisté tragiquement à leur disparition,
d’autres ont vu leurs messages envoyés sur WhatsApp rester éternellement
sans réponse. Tous ont laissé derrière eux une famille, des amis ou des
compagnons de route dans une douloureuse attente, coincés entre l’espoir de
signes de vie et l’annonce d’une possible mort. Mediapart dresse ici les
portraits de six disparus de la Manche.
Amanuel Berhe Tirfe, porté disparu depuis le 23 octobre 2024
Amanuel était surnommé « Reggae man » par ses amis. À l’image des valeurs
de ce genre musical qu’il aimait tant, il était un jeune homme *« **pacifique,
extrêmement gentil »*, selon ses quatre meilleurs amis John, Zubyer, Mareg
et Zakaryas. Cette bande d’amis inséparables est née en 2018 dans l’enfer
d’une prison libyenne. Amanuel avait été le dernier à en sortir, contre
rançon, en 2021.
[image: Illustration 1] Amanuel Berhe Tirfe. © Photo du téléphone Valentina
Camu pour Mediapart
Arrivé à Bruxelles pour y rejoindre ses compagnons d’exil, il a patienté
trois ans, le temps de l’examen de sa demande d’asile, entre parties de
foot et longues discussions pour garder le moral, dans un parc où tous les
cinq avaient l’habitude de se retrouver. En septembre 2024, la Belgique lui
a définitivement refusé l’asile. Privé d’une possibilité de protection
internationale dans l’Union européenne, Amanuel n’avait d’autre choix que
de rejoindre le Royaume-Uni pour espérer y être régularisé et enfin
reconstruire sa vie. Il n’a pas prévenu ses amis de son départ sur le
bateau du 23 octobre : *« I*l ne voulait pas nous inquiéter. »
Depuis l’Éthiopie, son père, Terfe, professeur d’anglais, raconte avoir
déjà perdu un premier enfant par le passé. Les questions autour de la
disparition d’Amanuel, ainsi que l’absence du corps de son fils, le
tourmentent jour et nuit.
Ahmed Ahmed, porté disparu depuis le 23 octobre 2024
Avant la guerre, Ahmed Ahmed, originaire d’Alep (Syrie), avait deux
emplois, ouvrier dans le bâtiment et menuisier. Mais aussi un passe-temps
favori : regarder les vieilles séries télévisées arabes.* « Il adorait le
film Lawrence d’Arabie et ne ratait aucun épisode d’Antarah Ibn Shaddad
ou de *Raes Gholis », deux séries télé historiques, raconte un de ses
fils, Osama, âgé de 20 ans.
[image: Illustration 2] Ahmed Ahmed. © Photo du téléphone Valentina Camu
pour Mediapart
Ahmed a fui la Syrie en 2013 avec sa femme et ses six enfants, et s’est
réfugié à Izmir, en Turquie. Là-bas, il réussit à se faire embaucher comme
saisonnier agricole. Mais le quotidien est difficile : *« **Pour les
Syriens, la vie est compliquée en Turquie, nous subissons beaucoup de
racisme »*, explique Osama. À la fin de l’été 2024, Ahmed, alors âgé de 53
ans, et Osama prennent la décision de quitter la Turquie. *« **Nous
espérions rejoindre mes deux grands frères qui vivent déjà en Angleterre »*,
ajoute le jeune Syrien.
Dans la nuit du 22 au 23 octobre 2024, Ahmed et Osama embarquent, avec plus
de soixante autres personnes (dont Amanuel Berhe Tirfe), à bord d’un zodiac
sur une plage à proximité de Sangatte (Pas-de-Calais). L’un des flotteurs
de l’embarcation explose durant la traversée, entraînant la chute du groupe
de passagers. Tombés à l’eau, Ahmed et Osama s’accrochent comme ils peuvent
aux débris du bateau. *« *Nous étions l’un à côté de l’autre, raconte le
fils, *mais à un moment, dans la panique, nous avons été séparés.
J’appelais mon père, mais il ne me répondait pas*. »
Osama et 47 autres personnes sont secouru·es par les sauveteurs. Ahmed,
cependant, ne figure pas parmi les rescapés. Dans les jours qui suivent le
naufrage, Osama, bouleversé, se démène pour retrouver la trace de son père,
allant d’hôpital en poste de police. Mais les autorités restent sans
réponse face à ses questions. *« **J’ai tout fait pour tenter de le
retrouver*, se désole-t-il. *J**e ne souhaite à personne de vivre ce que ma
famille et moi vivons depuis ce jour*. »
Modther Abaker Osher, porté disparu depuis le 11 août 2024
Milieu de terrain intenable, ses amis l’appelaient « Iniesta ». Fan du
Barça, Modther était aussi un des meilleurs élèves de sa classe lorsqu’il
était au lycée, au Soudan. C’était le plus jeune de sa fratrie, et c’est
sur lui que reposaient tous les espoirs de sa mère, dont il était le fils
favori.
[image: Illustration 3] Modther Abaker Osher. © Photo du téléphone
Valentina Camu pour Mediapart
Par deux fois, Modther a tenté de rejoindre l’Europe. Pour y poursuivre ses
études, puis travailler et envoyer de l’argent à sa famille. En 2022, il
part avec deux amis et deux cousins. Ils sont arrêtés en Libye et passent
six mois dans l’enfer des prisons libyennes où privations, tortures et
violences sont quotidiennes. À sa libération, il rentre retrouver sa
famille au Soudan. Mais quand la guerre éclate dans son pays, en avril
2023, il reprend la route vers l’Europe.
Il rêvait de devenir ingénieur mécanique. C’est peut-être pour cela,
explique Osman, son cousin qui réside à Lille, qu’il a visé l’Allemagne, le
pays de Bosch, de Siemens ou de Mercedes.
Arrivé en Allemagne, en évitant la Libye, il retourne directement à
l’école. Au Soudan, la guerre l’a empêché de passer son bac. *« **C’était
quelqu’un de très motivé, travailleur. En quelques mois, il avait déjà
appris l’allemand *», note Osmane. Mais sa demande d’asile est refusée,
car le jeune homme est « dubliné » en Italie, premier pays de l’espace
Schenghen qu’il a traversé. Selon le règlement Dublin, c’est donc là-bas
qu’il doit déposer l’asile.
Mais un de ses cousins vit au Royaume-Uni, et Modther est tenté de le
rejoindre. Osmane lui déconseille d’essayer la dangereuse traversée.
Lorsqu’il embarque sur un zodiac, le 11 août 2024 au petit matin, son
cousin n’est pas au courant. Il disparaît dans le naufrage de
l’embarcation. Il avait 22 ans.
Nima Shahsawari & Hiva Mustafaei, portés disparus depuis le 15 décembre 2023
« Je connais Hiva depuis près de vingt ans. On était ensemble à l’école,
raconte Zana. *Nima est aussi mon ami : nous allions dans le même club de
sport ensemble, à Paveh, dans la province de Kermanshah *», une région à
majorité kurde dans l’ouest de l’Iran. Zana est rescapé d’un naufrage
survenu le 15 décembre 2023, au large de Grand-Fort-Philippe (Nord). Ce
jour-là, il a été témoin de la disparition d’Hiva Mustafaei, 26 ans, et
Nima Shahsawari, 24 ans.
[image: Illustration 4] Nima Shahsawari & Hiva Mustafaei. © Photo du
téléphone Valentina Camu pour Mediapart
Environ deux heures après le départ du zodiac, l’embarcation dans laquelle
ils étaient montés s’est trouvée en difficulté. *« **Notre bateau restait
vraiment très instable et ne flottait pas bien »*, décrit Jamal, un autre
ami des deux disparus, qui tente à ce moment-là de rester sur l’embarcation
alors que celle-ci prend l’eau.
« *D’un côté, je tenais la main de Nima. De l’autre, je tenais une sangle
du canot pour ne pas couler. Mais une vague est arrivée : Nima, moi et une
dizaine d’autres personnes sommes tombés à l’eau. »* Les secours
interviennent et sauvent soixante-six personnes. Nulle trace de Nima et
Hiva parmi les rescapés.
*« Dans leur région d’origine, les familles ont diffusé des photos des deux
disparus sur les réseaux sociaux les jours qui ont suivi le naufrage et ont
lancé des avis de recherche »*, explique Fatemeh Karimi, responsable de
l’ONG Kurdistan Human Rights Network basée à Paris, contactée par ces
familles. *« **Imaginez-vous dans quel état se trouvent les familles qui
n’ont plus de nouvelles de leurs proches ? » *
« Les familles n’ont jamais été contactées », déplorait plusieurs
semaines après le naufrage une amie et ancienne voisine des deux jeunes
hommes, vivant en France, qui s’est rendue tout de suite dans les
commissariats de Calais pour tenter d’en savoir plus. Depuis, cette jeune
femme assure le lien avec les familles de Nima et Hiva. En l’absence de
réponse, *« *leurs parents ne peuvent pas accepter qu’ils sont morts ».
Haftom Mekonen, porté disparu depuis le 3 novembre 2021
Le 3 novembre 2021, Haftom, 17 ans, et son cousin Aman, 21 ans, embarquent
chacun sur un zodiac pour rejoindre l’Angleterre. Ils ont quitté le Tigré,
en Éthiopie, un an plus tôt, au moment où se déclenche une guerre civile
qui durera deux ans et fera plus de 600 000 morts.
[image: Illustration 5] Haftom Mekonen. © Photo du téléphone Valentina Camu
pour Mediapart
Au début de la guerre, les deux cousins et leurs familles partent au
Soudan, où ils vivent dans un camp de réfugié·es. Mais Haftom rêve
d’ailleurs. Le jeune homme convainc Aman de partir avec lui vers
l’Angleterre. Après avoir passé un an sur les routes de l’exil, dont trois
mois dans les prisons libyennes, ils arrivent à Bruxelles. Ils font alors
la rencontre de Claudine, une habitante solidaire qui les héberge pour des
week-ends de répit, le temps d’oublier les campements de Calais, le froid,
la pluie et les expulsions.
Claudine parle d’Haftom comme d’un garçon « drôle et insouciant »,
toujours prêt à aider les autres avant lui. Quand il quittait Bruxelles le
dimanche soir pour retourner à Calais, il rapportait des vêtements pour les
femmes des campements.
Ce 3 novembre 2021, pendant la traversée, la météo se dégrade. Le zodiac
d’Aman fait demi-tour et tous les occupants sont récupérés par des
sauveteurs. Mais sur une seconde embarcation, où se trouve Haftom, un homme
tombe à l’eau. Le jeune homme n’hésite pas à sauter pour le récupérer. *« **Il
n’avait peur de rien*, les ados ne pensent pas à la mort », résume
Claudine en évoquant ses derniers instants. L’homme tombé à l’eau parvient
à rejoindre l’embarcation. Haftom, lui, ne réapparaît pas. Son corps n’a
jamais été retrouvé.
Les noms des 46 disparus depuis 2020
Renas Sadeq Suliaiman (pays d’origine non confirmé) ; Mohammad Bokhit (pays
d’origine non confirmé) ; Nahome Daniel (Érythrée) ; Hayelom Weldkel
(Érythrée) ; Natanael (Érythrée) ; Tareku Abadi Alemayoh (Érythrée) ;
Amanuel Berhe Tirfe (Érythrée) ; Merhawi Okubat/Okubay (Érythrée) ; Mustafa
Bakro (Syrie), Ahmed Ahmed (Syrie) ; Kokob Amaniel Tekeste (Érythrée) ;
Ehsan Rana (Pakistan) ; Modther Abaker Osher (Soudan) ; Gurjant Singh
(Inde) ; Guismala Babikar (Soudan) ; Amanuel Yishak (Éthiopie) ; Mohamed
Abdi Hussein (Soudan) ; Nima Shahsawari (Kurde, Iran), Hiva Mustafaei
(Kurde, Iran) ; Hawkar Abdula Ali (Kurde, Irak) ; Samiullah Abdularahimzaï
(Afghanistan) ; Ahmadi Ahmad Jan (Afghanistan) ; Zaynab Wasman Malaye
(Kurde, Iran) ; Abdullah Ahmedi (Kurde, Iran) ; Habtom Gebrekidan
(Érythrée) ; Masn Saaiid (Kurde, Irak) ; Oumar Ibrahim (pays d’origine non
confirmé) ; Mohammedin Kairokheil (pays d’origine non confirmé) ; Mohamed
Al Hamim (Soudan) ; Zanyar Mustafa Mina (Kurde, Irak) ; Pshtiwan Rasul
Farka (Kurde, Irak) ; Twana Mamand Mohammed (Kurde, Irak) ; Non identifié
(pays d’origine non confirmé) ; William Nyuon Gai Jieth (Soudan) ; Gattuak
Gafgok Jal Chan alias Wazeer (Soudan) ; Chedong (Soudan) ; Abdallah Adam
Aaron Yahia (pays d’origine non confirmé) ; Mohammed (pays d’origine non
confirmé) ; Haftom Mekonen (Éthiopie) ; Tesfa Seged (Érythrée) ; Mohamed
Rasouli (Kurde, Iran) ; Majdi Ahmed Belal Terah (Soudan) ; Yusef Khezri
(Kurde, Iran) ; Shuresh Suri (Kurde, Iran) ; Mohamed Abdel Aziz El-Sheikh
Abdallah (Soudan) ; Mustafa Shenak Qadir (Kurde, Irak).
Maïa Courtois, Maël Galisson et Simon Mauvieux
Boîte noire
[image: Illustration 1]
*Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Journalismfund Europe
https://www.journalismfund.eu/. *
Au départ de cette enquête, il y a des paroles de pêcheurs de la Côte
d’Opale qui, au milieu d’une interview, racontent avoir déjà croisé lors de
leurs sorties en mer “des zodiacs vides, avec aucun passager dedans”. Ou
bien des propos de sauveteurs (en off) ou encore de bénévoles
d’associations d’aide aux migrants, à Calais ou ailleurs sur le littoral,
qui considèrent le bilan humain de la frontière franco-britannique
https://apps.lesjours.fr/morts-calais/ comme sous-estimé.
Mais comment dépasser l’a priori -voire la rumeur- quand les données
officielles, qu’il s’agisse des autorités françaises, britanniques ou
encore de l’Organisation Internationale des Migrations (OIM), concernant
les cas de disparitions de personnes exilées à cette frontière sont quasi
inexistantes ?
Au cours de cette enquête de terrain menée pendant deux ans par trois
journalistes indépendants - Maël Galisson, Simon Mauvieux, Maïa Courtois -
et une photographe - Valentina Camu -, Mediapart est allé à la rencontre
d’exilés rescapés, témoins d’atroces naufrages survenus dans la Manche ; de
familles laissées sans nouvelles de leurs proches ; de responsables
associatifs ou de professionnels de la mer faisant face quotidiennement à
des situations extrêmes sur les plages ou dans les eaux de la Manche ; de
médecins légistes et de procureurs confrontés aux corps de migrants
inconnus rejetés par la mer.
Des plages de la Côte d’Opale ultra surveillée par les forces de l’ordre
françaises aux quartiers populaires de Birmingham en Angleterre, en passant
par la Grand’place de Lille ou le quartier de la Gare du nord à Bruxelles,
Mediapart a minutieusement collecté peu à peu les informations permettant
de retracer des trajectoires d’exilés disparus. L’objectif : expliquer les
circonstances de leurs disparitions et faire entendre les voix de leurs
proches, en Europe ou dans les pays d’origine, bloqués dans l’attente de
nouvelles.
Au terme de cette enquête, Mediapart est en mesure d’établir une liste de
46 personnes exilées disparues à la frontière franco-britannique entre 2020
et 2024. Le résultat d’un travail de recoupement d’informations vérifiées
grâce à différentes sources. Chaque cas ayant par ailleurs été confirmé et
documenté directement auprès des proches de disparus, que Mediapart a
rencontrés en Europe (quand cela était possible) ou contactés par téléphone
quand ces derniers vivent en Afghanistan, en Éthiopie ou encore au Soudan.
Cette liste de 46 disparus n’est cependant qu’une estimation a minima :
pour diverses raisons (absence de réponses de proches, informations
insuffisamment étayées, etc.), certains cas de disparitions dont Mediapart
a eu connaissance n’ont en effet pas pu être intégrés dans ce recensement.