« Il y a des morts qui sommeillent dans des chambres que vous bâtirez.
Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez.
Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez.
Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons,
qui arrivent à l’aube pour prendre le thé avec vous,
calmes, tels que vos fusils les abandonnèrent.
Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes,
qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts. »
— Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite
Et puis ceci. Il est des lieux où les morts n’ont pas droit au repos. À
Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem ou au Liban, les cimetières palestiniens
ont été visés, profanés, rasés. Dans toute société humaine, les morts ne
disparaissent pas vraiment ; ils demeurent, veillent, structurent. Enterrer
les siens revient à établir une continuité mémorielle. Les lieux
funéraires, les rites du deuil, les gestes de mémoire forment une trame
invisible, dont la destruction vise à rompre les liens.
Les morts ne sont pas absents : ils font monde. Dans nombre de traditions,
ils ne sont pas relégués au passé. Ils continuent d’habiter le monde,
autrement. Ils veillent, protègent, transmettent ; ils constituent un lien
; ils incarnent une mémoire. Raser une tombe signifie expulser une
présence. Les morts sont les preuves vivantes d’une présence historique,
d’un ancrage territorial, d’une filiation communautaire. S’en prendre à
eux, c’est vouloir éradiquer un peuple jusque dans sa mémoire, jusque dans
la possibilité de continuer à être.
Il ne s’agit pas seulement d’attaquer les tombes ou les corps, mais plus
globalement d’effacer un rapport collectif au sacré. Lorsque des mausolées,
des mosquées, des lieux saints partagés sont détruits, ce sont des ancrages
communautaires dans le monde, des lieux de mémoire vivante et de présence
spirituelle qui sont visés. C’est une tentative de déraciner non seulement
les vivants et leurs morts, mais aussi le lien qui les relie au mystère, au
sens, à la transcendance.
Les morts parlent, parfois plus fort que les vivants. Les nécropoles, les
sépultures, les objets funéraires, les absences, les effacements - tous
sont porteurs de sens. Ils racontent l’économie morale d’une société, ses
peurs, ses dominations, ses hiérarchies, ses transmissions.
Le traitement réservé aux morts éclaire en creux les structures du vivant :
ce que l’on fait des corps, ce qu’on leur accorde ou refuse – tombe, nom,
silence, histoire – révèle les logiques de pouvoir, de sacralité, de
résistance ou d’effacement. L’anthropologie de la mort n’est pas une
affaire périphérique : elle peut être un poste d’observation central des
violences systémiques.
C’est dans cette perspective qu’il faut penser le nécrocide : non pas comme
une simple profanation, mais comme une stratégie d’effacement total -
physique, symbolique, historique et ontologique - des morts et de ce qu’ils
ancrent dans le monde.
Le deuil n’est pas qu’un ressenti : c’est une technologie sociale et
symbolique. Une manière de faire lien, de produire du sens, de transformer
la perte en mémoire active. Les rituels funéraires permettent cela. Ils
sont des dispositifs de continuité, de passage, de récit.
Derrière chaque tombe absente, chaque corps confisqué, pulvérisé ou
abandonné, il y a une mère qui ne peut pleurer son enfant, un père qui n’a
pas porté le cercueil, une sœur qui n’a pas crié, une communauté qui n’a
pas veillé. Le deuil empêché n’est pas seulement une abstraction rituelle :
c’est une dépossession physique, sensorielle, viscérale. Il manque le corps
à laver, à toucher, à enterrer. Le silence qui s’impose alors n’est pas
celui de la paix, mais celui du refoulement imposé. Le deuil devient alors
impossible à engager : il est suspendu.
Lorsqu’on confisque des corps, lorsqu’on réprime des cortèges funéraires,
lorsqu’on réduit les morts à des numéros, c’est cette transmission qu’on
entrave. Ce sont les conditions du lien entre générations, entre morts et
vivants, qu’on détruit.
Mais dans le vide laissé par le rite empêché, d’autres formes peuvent aussi
apparaître : chants, portraits, graffitis, objets déposés, transmissions
orales, archives numériques - qui sont autant de formes de résistance
contre-rituelles, exilées, fragmentées, mais puissantes.
L’une des violences les plus insidieuses est celle qui, sous couvert de
modernisation, marchandise les morts. À Jérusalem ou Jaffa, d’anciens
cimetières musulmans sont rasés pour faire place à des hôtels ou des
infrastructures touristiques. Le sacré devient surface exploitable. Le
crime est enseveli sous les pelouses. On entre alors dans une logique de
désacralisation marchande, où le corps, la tombe, la mémoire sont convertis
en espace commercial, en valeur d’échange. C’est l’une des formes du
nécro-capitalisme, où la terre des morts doit être rentable.
Dans les cosmologies de lutte, le mort injustement tué ne disparaît pas :
il devient martyr. Non pas dans un sens mythifié, mais parce qu’il incarne
une mémoire irréductible, mais parfois aussi impossible à refermer. Le
martyr appelle à la justice, mais il rappelle aussi que la paix ne peut
être obtenue tant que l’injustice subsiste. Il incarne l’horizon d’une
dignité, mais aussi le prix terrible du non-droit. En Palestine, chaque
nom, chaque visage arraché par la guerre ou par l’occupation entre dans ce
récit. Le martyr n’est pas seulement une victime ; il devient preuve,
appel, transmission.
Dans la tradition islamique, les martyrs accèdent au paradis sans avoir
besoin d’être lavés, enveloppés ni inhumés selon les rites habituels. Ils
sont accueillis tels quels, dans l’état où la violence les a laissés. Cela
confère au corps profané, abandonné, confisqué, une sacralité paradoxale :
celle d’avoir été privé de tout, sauf de sa dignité ultime.
Il reste ce que nul bulldozer ou nulle bombe ne peut effacer : la mémoire.
Elle ne meurt pas avec les corps : elle circule, s’inscrit ailleurs, se
réinvente. Les morts privés de tombe continuent de vivre dans les hommages,
les visages brandis, les noms scandés. Ils deviennent parfois plus vivants
encore dans la mémoire des peuples.
Et si les morts continuent de parler, c’est justement parce que des vivants
refusent leur effacement. Des mains écrivent des noms sur les murs. Des
images circulent. Des enfants apprennent par cœur ce qu’ils n’ont pas vu.
Des chants reprennent les prénoms effacés. En l’absence de cortèges, en
l’absence de tombe, c’est parfois un graffiti, une publication, une
récitation orale qui prolonge la présence. La résistance ne se joue pas
seulement dans le souvenir, mais dans l’invention de nouvelles formes de
passage.
Dans l’exil, la transmission devient particulièrement incertaine. La
diaspora palestinienne, comme d’autres avant elle, est confrontée à ce
vertige : faire vivre une mémoire dont les fondements matériels ont été
méthodiquement effacés. Mais peut-être est-ce là aussi le rôle de la
mémoire : inventer des formes de continuité partagées même là où tout
semble interrompu.
Mais cette persistance, aussi vibrante soit-elle, ne résout pas tout. Elle
interroge. Que devient une mémoire privée de ses lieux ? Que devient un
deuil sans sépulture ? Peut-il encore s’ancrer, se transmettre, s’incarner
? Ou bien se transforme-t-il – exilé, dispersé, transnational – en une
mémoire autre, plus universelle, plus collective, numérisée, portée par
celles et ceux qui refusent l’effacement ? Aujourd’hui, à travers les
récits, les images, les hommages, les résistances, une mémoire réinventée
émerge : hors sol, mais pas sans racines ; délocalisée, mais pas diluée.
Et c’est là, peut-être, l’un des paradoxes du nécrocide : vouloir tuer la
mémoire, mais contribuer à en faire un horizon partagé. Une mémoire qui
circule, qui relie, qui mobilise. Qui nous oblige.
Mais cette mémoire mobile, partagée, médiatisée, court, elle aussi, un
risque : plus elle se diffuse, plus elle peut être simplifiée, récupérée,
édulcorée. La mémoire sanctuarisée protégeait les nuances, les affects, les
silences.
La mémoire déplacée doit, elle, inventer de nouveaux langages pour rester
fidèle à ceux qu’elle porte. Pour ne pas devenir simple image, elle doit
continuer d’être geste, voix, récit incarné. Elle peut devenir horizon
commun, à condition de ne pas se couper de ceux qu’elle cherche à
transmettre.
À mesure que cette mémoire circule, qu’elle est traduite, relayée,
partagée, une autre tension apparaît : celle du risque d’extractivisme
mémoriel. Car même les espaces critiques - militants, artistiques,
académiques - peuvent, sans toujours s’en rendre compte, prélever,
commenter, théoriser des expériences de deuil et de lutte qui ne sont pas
les leurs. Le danger n’est pas seulement de parler à la place : il est
aussi de faire exister la mémoire palestinienne sans sa voix propre, sans
lien avec ses porteurs directs. Alors que cette mémoire se veut horizon
partagé, il devient nécessaire de se demander dans quelles conditions elle
peut circuler sans être dépossédée. Quelles formes de relais respectent
cette mémoire ? Et à quel moment faut-il se taire, ou renouer avec celles
et ceux qui la portent, la vivent, la transmettent ? La solidarité se
définit là : non dans l’appropriation du récit, mais dans sa restitution
active.
« Si je meurs, laissez ce monde entendre ma voix une dernière fois. »
— Refaat Alareer, écrivain, poète et professeur palestinien, tué à Gaza en
décembre 2023.
Illustration : Jénine, 26 janvier 2025. Veillée funèbre de Layla Al-Khatib,
deux ans. © Mohammad Mansour / Orient XXI — publié dans l’article de
Khadija Toufik, « En Cisjordanie, Israël sème la mort et la terreur »,
Orient XXI, mars 2025.
NB: Ce texte s’inscrit en prolongement réflexif de l’article de Dalia
Ismail, « Le deuil comme résistance. Nécropolitique d’Israël, de la
Palestine au Liban » (Orient XXI, mai 2025). Il développe une approche
anthropologique et archéologique du rapport aux morts, à travers le concept
de nécrocide, entendu comme stratégie d’effacement total des morts, de leur
mémoire, de leur inscription territoriale et symbolique. Il ne s’agit pas
de reprendre les données empiriques exposées dans cet article, mais d’en
poursuivre la réflexion à partir d’un autre champ disciplinaire, en posant
la question suivante : que dévoile l’effacement des morts d’un peuple
colonisé sur les structures du pouvoir qui l’opprime - et quelles formes de
mémoire insoumise en surgissent ?
Aurore Nerrinck.