La mer est l'histoire. Derek Walcott

miladyrenoirmiladyrenoir
2025-3-14 21:47

La poésie de Derek Walcott nous parle d’exil, d’oubli, de voyage,

d’Histoire ou d’absence d’Histoire. Il nous dit comment des peuples dont

l’existence, la ou les cultures ont été longtemps niées ont survécu et se

sont levés pour affirmer leur existence. La poésie de Walcott n’est pas

apaisée car elle reconstruit ce qui a été détruit, réinvente un monde que

la domination coloniale a voulu gommer, détruire puis assimiler.

La mer, l’océan sont présents dans ses poèmes lieu d’engloutissement, lieu

de souffrance et lieu de naissance aussi à une autre vie. Rien n’est simple

dans cette poésie, comme rien n’est simple dans la Caraïbe si on veut la

comprendre au-delà des clichés » cheap » du tourisme consumériste et sans

âme.

Voici qqes extraits de longs poèmes tirés d’un ouvrage traduit de l’anglais

sous le titre « Le royaume du fruit-étoile » publié en 1992 ( année du

Nobel) aux éditions Circé. Pour une approche de la poésie de Walcott, peu

connue en Europe.

Ces extraits sont tirés de deux poémes: « La mer est l’Histoire » et le «

Schooner flight ».

La mer est l’Histoire

(extrait)

Le fond marine l’océan atlantique est le cimetière des vies perdues durant

la traite esclavagiste. L’Exode. Os soudé à L’os par le corail, mosaïque

couverte par la bénédiction de l’ombre du requin.

(…)

Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ?

Où est votre mémoire tribale ? Messieurs,

dans ce gras coffre-fort. La mer. La mer

les a enfermé. La mer est l’Histoire.

(…)

… mettez ces lunettes de plongée, je vous guiderai moi-même

Là tout est subtil et sous-marin

à travers les colonnades de corail,

passé les fenêtres gothiques des gorgones

jusqu’au lieu où le rugueux mérou, à l’oeil d’onyx, cille, alourdi par ses

joyaux, ainsi qu’une qu’une reine chauve;

ces grottes nervurées tapissées de bernacles piquetées comme la pierre

sont nos cathédrales,

et la fournaise avant l’ouragan:

Gomorrhe. Os broyés par les moulins à vent

en engrais et farine de maîs,

ce furent les Lamentations –

seulement les Lamentations

ce n’était pas l’Histoire (…)

Dans le rire de sel des rochers, aux flaques marines, s’éleva le bruit

comme une rumeur sans écho, de l’Histoire, son vrai commencement.”

Le Schooner flight

(extrait)

(…)

si l’amour de ces îles doit être mon lot

loin de la corruption mon âme s’envole.

Mais ils avaient commencé à m’empoisonner , l’âme

avec leurs grosse maison, grosse bagnole et bohbohl,

couli, négro, Syrien et Français créole,

alors je le leur laisse à eux et leur carnaval –

je fais un plongeon dans la mer, et puis en route.

Je connais ces îles de Monos à Nassau,

matelot au crâne rouillé et aux yeux glauques

on m’appelle Chabin, le surnom en patois

de tous les négres rouges, et moi, Chabin, j’ai vu

ces taudis de l’empire quand ils étaient paradis.

Je ne suis qu’un nègre rouge qui aime la mer,

j’ai reçu une solide éducation coloniale,

j’ai du Hollandais en moi, du négre, et de l’Anglais,

et soit je suis personne, soit je suis une nation,

(…)

Bataille avec l’équipage

Il y avait une rosse à bord, il me tenait à l’oeil

c’était le maître-coq, un gars de Saint-Vincent

avec la peau d’un gommier, une écorce rouge pelée

et des yeux bleux éteints; il me laissait jamais de répit,

comme s’il se croyait blanc. J’avais un cahier,

celui-ci même dont je me servais pour écrire

ma poésie; un jour ce gars là me l’arrache,

le lance aux matelots à droite et à gauche

en braillant : » Attrapez le, » puis se met à minauder comme si j’étais

une poule à cause des poèmes.

Il y a des affaires qui se règlent avec les poings,

d’autres avec un tolet, d’autres avec un couteau –

celle-là, c’était le couteau. D’abord je le supplie,

mais il poursuit sa lecture : « ô ma femme,ô mes enfants »

en feignant de pleurer, pour faire rire l’équipage:

il file comme un poisson volant, le couteau d’argent

qui va se planter en plein dans le gras de son mollet,

lui, tombe dans les pommes, et il devient plus blanc

qu’il croyait l’être. J’imagine qu’entre homme

on a besoin de bagarre. C’est pas normal

mais c’est ainsi. Il y a pas eu beaucoup de mal,

rien que des flots de sang, et on est copain, moi et Vincie,

mais personne n’a plus déconné avec ma poésie.”