Les frontières n’en finissent pas de tuer PAR NICOLAS LAMBERT · 03/12/2024

miladyrenoirmiladyrenoir
2025-3-7 14:58

Depuis le début des années 2000, près de 68 000 personnes — femmes, hommes

et enfants — ont péri en tentant de rejoindre l’Europe, un nombre

équivalent à la population d’une ville comme Calais, Colmar, Bourges ou

Valence. Noyades, asphyxies, accidents, écrasements, empoisonnements,

explosions sur des champs de mines, morts de faim, de soif, d’épuisement,

absence de soins médicaux, violences policières, etc. : autant de tragédies

humaines qui auraient pu être évitées. Ces vies brisées sont le lourd

tribut d’une politique migratoire marquée par l’indifférence et la

répression, là où la solidarité aurait pu offrir à tout le monde un autre

destin. Ces décès constituent une manifestation aussi évidente que tragique

de la vulnérabilité des migrants et de violence des politiques migratoires

qu’ils subissent.

Une histoire en cartes

En 2002, le géographe Olivier Clochard, chercheur au laboratoire Migrinter

et fondateur du réseau Migreurop https://migreurop.org/, réalisait la

toute première carte des morts de la migrations (voir

https://www.icmigrations.cnrs.fr/wp-content/uploads/2020/02/2004-03-premie%CC%80re-carte-morts-aux-frontie%CC%80res-724x1024.jpg).

À cette époque, aucune source officielle ne recensait les décès liés aux

migrations. Ce travail inédit et pionnier s’appuie alors sur les données de

l’organisation néerlandaise UNITED against Racism

https://www.united-against-racism.net/ et celles de l’association des

amis et des familles des victimes de l’immigration clandestine (AFVIC).

Cette carte marque un tournant : elle déplace le regard du fait divers vers

une lecture géographique et systémique. Elle rend visible une réalité

jusqu’alors fragmentée, exposant la logique implacable et territoriale de

la répression aux frontières. La carte montre que ces décès ne sont pas des

incidents isolés, mais le résultat d’un système qui se dévoile à travers

des lieux clés : le détroit de Gibraltar, le détroit de Sicile, le canal

d’Otrante, la mer Égée, etc. À partir de 2004, Olivier Clochard enrichit

cette carte en collaboration avec Le Monde diplomatique. Ce partenariat lui

confère alors une résonance inédite, transformant cette carte

https://www.monde-diplomatique.fr/local/cache-vignettes/L890xH654/artoff11219-6b0cb.jpg?1659807915

en

une arme politique majeure.

Au fil du temps, de nouvelles sources de données apparaissent. D’abord,

l’incroyable travail du journaliste italien Gabriele Del Grande, qui, à

travers son blog Fortress Europe

https://fortresseurope.blogspot.com/2006/02/immigrs-morts-aux-frontires-de-leurope.html,

raconte ces drames invisibilisés aux frontières de l’Europe. Puis, en 2014,

c’est l’émergence du projet de data journalisme “The Migrant’s file”

https://www.themigrantsfiles.com/, qui s’illustre par son remarquable

travail de vérification des faits. Aujourd’hui, les données proviennent en

grande partie du projet Missing Migrants https://missingmigrants.iom.int/ de

l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), consolidant ainsi

une cartographie plus précise et plus complète.

Grâce à ces nouvelles données, la “carte des morts” a été mise à jour à

plusieurs reprises par le réseau Migreurop, en 2009

https://i.pinimg.com/1200x/f0/e0/e6/f0e0e6cb64371da52714a6d879cc3e97.jpg,

2012

https://static.mediapart.fr/etmagine/portfolio/files/portfolios/28930/OpenEuropeCarteMorts.png

, 2015 https://neocarto.hypotheses.org/files/2015/02/morst1_update.png et

2017

https://neocarto.hypotheses.org/files/2017/03/carte_morts_classique.png.

À chaque révision, la géographie de la frontière migratoire se précise, se

dessine, se réorganise, à mesure que les dispositifs de contrôle se

renforcent. Mais ces dispositifs, loin de freiner les migrations, n’ont

pour effet que de dévier les routes migratoires, les rendant toujours plus

périlleuses. Oui, il faut le dire haut et fort : ce sont bien ces

politiques migratoires, cruelles et inefficaces, qui portent la

responsabilité de cette hécatombe silencieuse. Dans ce billet, dans la

lignée des travaux du réseau Migreurop, nous proposons une actualisation de

cette carte selon les mêmes codes. L’échelle temporelle choisie est 1993 –

2024, mais libre à vous de la faire varier en cliquant ici

https://observablehq.com/embed/@neocartocnrs/dying-to-get-to-europe?cells=viewof+yearmin%2Cviewof+yearmax%2Cmap

.

Source : https://observablehq.com/@neocartocnrs/dying-to-get-to-europe

La liberté de circulation en question

En 1952, dans Peau Noire, Masques Blancs, Frantz Fanon écrivait les mots

suivants : « Il ne faut pas essayer de fixer l’Homme, puisque son destin

est d’être lâché ». Cette phrase résonne ici avec force. Oui, depuis la

préhistoire, l’humanité s’est toujours déplacée à la surface du globe, mais

également sous l’eau et dans l’espace. La mobilité fait partie intégrante

de l’histoire humaine. Ce qui l’est moins, c’est cette volonté d’empêcher

ces mouvements. Notez, qu’ils ne sont pas empêchés pour tous. Il est très

facile de traverser les frontières et voyager à travers le Monde dès lors

que l’on est un riche habitant d’un pays riche. Mais cette mobilité est

systématiquement entravée pour les ressortissants des pays du Sud. La

frontière est donc profondément inégalitaire et dissymétrique. Elle

matérialise un rapport de domination entre les pays du Nord et les pays du

Sud. Alors que faire ? Bien sur, contester cet ordre mondial. Mais aussi,

rappeler que le lieu de naissance est un hasard de la vie. Qu’il n’y a pas

de crise migratoire mais une crise de l’accueil et de la solidarité. Et

comme dirait Patrick Chamoiseau, rappeler que nos “frères migrants” ne sont

pas des menaces mais des camarades de luttes. Une conclusion s’impose. Elle

se résume en ces deux points : Prolétaires de tous les pays unissez-vous.

Liberté de circulation et d’installation pour toutes et tous.

Article à retrouver également sur l’Humanité.fr :

https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/migrants/la-migration-et-ses-morts-vues-par-les-cartes