Depuis le début des années 2000, près de 68 000 personnes — femmes, hommes
et enfants — ont péri en tentant de rejoindre l’Europe, un nombre
équivalent à la population d’une ville comme Calais, Colmar, Bourges ou
Valence. Noyades, asphyxies, accidents, écrasements, empoisonnements,
explosions sur des champs de mines, morts de faim, de soif, d’épuisement,
absence de soins médicaux, violences policières, etc. : autant de tragédies
humaines qui auraient pu être évitées. Ces vies brisées sont le lourd
tribut d’une politique migratoire marquée par l’indifférence et la
répression, là où la solidarité aurait pu offrir à tout le monde un autre
destin. Ces décès constituent une manifestation aussi évidente que tragique
de la vulnérabilité des migrants et de violence des politiques migratoires
qu’ils subissent.
Une histoire en cartes
En 2002, le géographe Olivier Clochard, chercheur au laboratoire Migrinter
et fondateur du réseau Migreurop https://migreurop.org/, réalisait la
toute première carte des morts de la migrations (voir
À cette époque, aucune source officielle ne recensait les décès liés aux
migrations. Ce travail inédit et pionnier s’appuie alors sur les données de
l’organisation néerlandaise UNITED against Racism
https://www.united-against-racism.net/ et celles de l’association des
amis et des familles des victimes de l’immigration clandestine (AFVIC).
Cette carte marque un tournant : elle déplace le regard du fait divers vers
une lecture géographique et systémique. Elle rend visible une réalité
jusqu’alors fragmentée, exposant la logique implacable et territoriale de
la répression aux frontières. La carte montre que ces décès ne sont pas des
incidents isolés, mais le résultat d’un système qui se dévoile à travers
des lieux clés : le détroit de Gibraltar, le détroit de Sicile, le canal
d’Otrante, la mer Égée, etc. À partir de 2004, Olivier Clochard enrichit
cette carte en collaboration avec Le Monde diplomatique. Ce partenariat lui
confère alors une résonance inédite, transformant cette carte
https://www.monde-diplomatique.fr/local/cache-vignettes/L890xH654/artoff11219-6b0cb.jpg?1659807915
en
une arme politique majeure.
Au fil du temps, de nouvelles sources de données apparaissent. D’abord,
l’incroyable travail du journaliste italien Gabriele Del Grande, qui, à
travers son blog Fortress Europe
https://fortresseurope.blogspot.com/2006/02/immigrs-morts-aux-frontires-de-leurope.html,
raconte ces drames invisibilisés aux frontières de l’Europe. Puis, en 2014,
c’est l’émergence du projet de data journalisme “The Migrant’s file”
https://www.themigrantsfiles.com/, qui s’illustre par son remarquable
travail de vérification des faits. Aujourd’hui, les données proviennent en
grande partie du projet Missing Migrants https://missingmigrants.iom.int/ de
l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), consolidant ainsi
une cartographie plus précise et plus complète.
Grâce à ces nouvelles données, la “carte des morts” a été mise à jour à
plusieurs reprises par le réseau Migreurop, en 2009
https://i.pinimg.com/1200x/f0/e0/e6/f0e0e6cb64371da52714a6d879cc3e97.jpg,
2012
https://static.mediapart.fr/etmagine/portfolio/files/portfolios/28930/OpenEuropeCarteMorts.png
, 2015 https://neocarto.hypotheses.org/files/2015/02/morst1_update.png et
2017
https://neocarto.hypotheses.org/files/2017/03/carte_morts_classique.png.
À chaque révision, la géographie de la frontière migratoire se précise, se
dessine, se réorganise, à mesure que les dispositifs de contrôle se
renforcent. Mais ces dispositifs, loin de freiner les migrations, n’ont
pour effet que de dévier les routes migratoires, les rendant toujours plus
périlleuses. Oui, il faut le dire haut et fort : ce sont bien ces
politiques migratoires, cruelles et inefficaces, qui portent la
responsabilité de cette hécatombe silencieuse. Dans ce billet, dans la
lignée des travaux du réseau Migreurop, nous proposons une actualisation de
cette carte selon les mêmes codes. L’échelle temporelle choisie est 1993 –
2024, mais libre à vous de la faire varier en cliquant ici
.
Source : https://observablehq.com/@neocartocnrs/dying-to-get-to-europe
La liberté de circulation en question
En 1952, dans Peau Noire, Masques Blancs, Frantz Fanon écrivait les mots
suivants : « Il ne faut pas essayer de fixer l’Homme, puisque son destin
est d’être lâché ». Cette phrase résonne ici avec force. Oui, depuis la
préhistoire, l’humanité s’est toujours déplacée à la surface du globe, mais
également sous l’eau et dans l’espace. La mobilité fait partie intégrante
de l’histoire humaine. Ce qui l’est moins, c’est cette volonté d’empêcher
ces mouvements. Notez, qu’ils ne sont pas empêchés pour tous. Il est très
facile de traverser les frontières et voyager à travers le Monde dès lors
que l’on est un riche habitant d’un pays riche. Mais cette mobilité est
systématiquement entravée pour les ressortissants des pays du Sud. La
frontière est donc profondément inégalitaire et dissymétrique. Elle
matérialise un rapport de domination entre les pays du Nord et les pays du
Sud. Alors que faire ? Bien sur, contester cet ordre mondial. Mais aussi,
rappeler que le lieu de naissance est un hasard de la vie. Qu’il n’y a pas
de crise migratoire mais une crise de l’accueil et de la solidarité. Et
comme dirait Patrick Chamoiseau, rappeler que nos “frères migrants” ne sont
pas des menaces mais des camarades de luttes. Une conclusion s’impose. Elle
se résume en ces deux points : Prolétaires de tous les pays unissez-vous.
Liberté de circulation et d’installation pour toutes et tous.
Article à retrouver également sur l’Humanité.fr :
https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/migrants/la-migration-et-ses-morts-vues-par-les-cartes