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10 DÉCEMBRE 2024
*Par Cristina Del Biaggio (texte) et Kendou (dessins)*Cristina Del Biaggio
est géographe (Université Grenoble Alpes et Laboratoire Pacte).Kendou est
artiste.
Kendou dessine rigoureusement au feutre.
Kendou « *peint d’autres géographies, raconte des traversées, parle de lui,
taille les mémoires, assemble les mondes. C’est un regard sur l’ici et sur
l’ailleurs, où l’ailleurs est un espace intime, désirant, mais aussi un
paysage où il est possible de vivre et de partager mémoire et horizon. Son
travail est trace, cicatrice, danse et rêve doux * ». C’est ainsi qu’il a
été présenté à l’occasion de l’exposition Move to Live à Turin en mai
2024, où figuraient ses œuvres.
[image: PNG - 1.1 Mio]
Affiche de l’exposition Move To Live, avec les oeuvres de Kendou. Turin,
mai 2024.
Kendou « émeut, enchante, dénonce », conclut le texte de sa biographie.
Kendou habite à Bussolin (Bussoleno, en italien), dans la Vallée de Suse.
Il a probablement tenté de traverser la frontière italo-française, qui ne
se situe qu’à quelques kilomètres. Ou pas. Je ne sais pas. Je sais qu’il
vit dans le camp pour exilé·es géré par la Croix-Rouge italienne. Je le
sais, car c’est là que je l’ai rencontré, en soirée, alors qu’il rentrait
de son travail. Simona Sala, de l’association On Borders
https://onborders.altervista.org/, organisatrice de l’exposition de
Turin, nous présente : « *Kendou, voici Cristina ; c’est elle dont je te
parlais, à propos de l’enquête sur Blessing* ». J’étais là, car j’avais
justement été invitée le soir-même par On Borders pour présenter l’enquête
sur la mort de Blessing Matthew
https://www.borderforensics.org/fr/enquetes/blessing à laquelle j’ai
participé avec d’autres collègues et ami·es — Sarah Bachellerie, Charles
Heller, Lorenzo Pezzani et Svitlana Lavrenchuk — ainsi que des représentant·es
de l’association briançonnaise Tous Migrants
https://tousmigrants.weebly.com/.
Kendou m’a regardée sans me quitter des yeux pendant un très long moment.
Puis il m’a dit, en anglais, que j’étais forte, que le travail que nous
avions fait sur Blessing était important. Il avait découvert l’enquête
quelques jours auparavant, probablement en naviguant sur Internet. Il avait
posé une question très simple à Simona : « *connais-tu l’histoire de
Blessing ? * ». Simona lui avait répondu que l’histoire était connue dans
la vallée, que je viendrais quelques jours après pour présenter l’enquête
et qu’il pourrait, à cette occasion, en discuter directement avec moi.
Kendou était dans la salle quand j’ai fait la présentation. Une personne
lui chuchotait la traduction de ce que je disais en italien. Il me
regardait, intensément et attentivement, et il regardait les diapositives
défiler. Il prenait des photos avec son téléphone portable. Il était là,
vraiment là, de tout son corps et son cœur.
Kendou est venu me voir après la présentation. Il m’a répété ce qu’il avait
dit lors de notre première rencontre : « *You are a strong woman, what you
are doing is important, please, do not give up, never* » (« Tu es une femme
forte, ce que tu fais est important, s’il te plaît, n’arrête jamais »). Ces
mots étaient toujours accompagnés de ce regard d’encouragement, aussi
porteur d’une promesse, celle de continuer à lutter pour établir la vérité
et la justice, pour Blessing et toutes les autres victimes des frontières.
Le lendemain, Simona m’envoie un message : c’est un dessin de Kendou, où il
reproduit et réinterprète à sa manière les informations que j’avais données
lors de la conférence, mais qu’il a aussi reprises de l’enquête produite
par Border Forensics : une reproduction de la photo de Blessing ; la carte
du chemin que Blessing a parcouru de Clavière, en Italie, jusqu’à l’entrée
du village de La Vachette, en France, où les gendarmes mobiles ont tenté de
l’arrêter avec ses deux compagnons de voyage ; et le graphique montrant
l’évolution des personnes tuées aux abords des frontières alpines depuis
1993.
[image: JPEG - 1.5 Mio]
Dessin de Kendou, mars 2024.
Au centre du dessin, il a choisi de mettre un extrait du texte de
présentation de l’enquête, reproduit, traduit en italien et adapté ainsi :
*Le 9 [chiffre en rouge] mai 2018 [chiffre en rouge], le corps de Blessing
Matthew, ressortissante nigériane, a été découvert dans la Durance [nom de
la rivière en rouge], dans les Hautes-Alpes, pas loin de la frontière avec
l’Italie.*
*La jeune femme a été identifiée quelques jours plus tard comme étant
Blessing Matthew, 21 [chiffre en rouge] ans et originaire du Nigeria. Elle
avait été vue pour la dernière fois le 7 mai alors que la gendarmerie
mobile tentait de l’interpeller avec ses deux compagnons de route, Hervé et
Roland, dans le village de La Vachette, à 15 [chiffre en rouge] kilomètres
de la frontière franco-italienne.*
*Son nom est BLESSING MATTHEW. La photo a été prise le jour de la remise de
son diplôme, et partagée par sa sœur Christina OBIE.*
*Ni le récit des gendarmes, ni celui de Roland, ni celui d’Hervé ne
permettent de savoir ce qui est arrivé à Blessing entre le moment de sa
chute dans la Durance et celui où son corps a été retrouvé au barrage de
Prelles, 11 kilomètres en aval. Un élément de l’enquête de police
judiciaire rend cette obscure partie des faits encore plus troublante : une
veste noire et un foulard coloré ont été retrouvés par les gendarmes
enquêteurs sous une passerelle en amont du point de chute de Blessing. Or
cette veste et ce foulard correspondent à la description faite par Roland
et Hervé des habits que portaient Blessing jusqu’au moment de sa chute dans
l’eau.*
*Qu’est-il arrivé à Blessing après sa chute ? Comment sa veste et son
foulard ont-ils pu se retrouver en amont du point où Hervé témoigne l’avoir
vue tomber ? Comment le corps de Blessing est-il arrivé au barrage de
Prelles, 11 [chiffre en rouge] kilomètres plus loin ? [point d’esclamation
en rouge]*
J’envoie un message à Kendou, en le remerciant pour le dessin. Je lui dis
que j’ai de nouvelles données et que j’étais désolée de ne les avoir pas
encore intégrées dans ma présentation. Il propose de refaire le dessin. Et
nous entamons une discussion sur ce que ce graphique rend visible. Je
l’informe que le tableau contient désormais 153 personnes décédées aux
frontières alpines. « Too much, unknown to many, including me » (« Beaucoup
trop, trop largement ignoré, y compris par moi ») me répond-il. Je lui
envoie aussi la longue liste des personnes tuées le long des frontières
européennes compilée par l’ONG néerlandaise United
https://unitedagainstrefugeedeaths.eu/about-the-campaign/about-the-united-list-of-deaths
qui
contenait, avant sa mise à jour en juin 2024, des informations sur 52 760
personnes décédées depuis 1993. Kendou la commente ainsi : « *It seems
countless. We lost an entire generation* » (« C’est interminable. Nous
avons perdu une génération entière »).
Quelques jours plus tard, Kendou me renvoie un autre dessin. Il a mis à
jour le graphique pour faire figurer les 153 victimes dont je lui avais
parlé.
[image: JPEG - 1.2 Mio]
Dessin de Kendou, mars 2024.
Le texte au centre du dessin se termine désormais avec ces mots :
*« Seule la réouverture de l’instruction judiciaire pourra apporter une
réponse définitive à ces questions et faire la lumière sur cette partie
encore obscure des faits. »*
Dans le cadre, il a ajouté :
« Elle, c’est une sœur,une très belle âme qui nous a quitté si tôt !
Nous ne l’oublierons jamais !!!
Elle continuera à hurler tant qu’il n’y aura pas de justice !!! »
Les mots de Kendou font écho à ceux de la sœur aînée de Blessing,
Christiana Obie, qui nous a confié que tant que la quête de vérité et de
justice n’aura pas abouti, Blessing « continuera de hurler ».
Les dessins de Kendou sont des témoignages qui font entendre le cri de
Blessing. Les dessins de Kendou, comme l’enquête que nous avons menée, sont
pour Blessing, pour ses sœurs, pour les survivants de cette
course-poursuite qui lui a été fatale. Et pour toutes les victimes des
frontières. Pour que Blessing puisse cesser de hurler.
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