VisionsCarto: À la mémoire de Blessing et de toutes les victimes des frontières - Par Cristina Del Biaggio (texte) et Kendou (dessins)

miladyrenoirmiladyrenoir
2024-12-16 18:26

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10 DÉCEMBRE 2024

*Par Cristina Del Biaggio (texte) et Kendou (dessins)*Cristina Del Biaggio

est géographe (Université Grenoble Alpes et Laboratoire Pacte).Kendou est

artiste.

Kendou dessine rigoureusement au feutre.

Kendou « *peint d’autres géographies, raconte des traversées, parle de lui,

taille les mémoires, assemble les mondes. C’est un regard sur l’ici et sur

l’ailleurs, où l’ailleurs est un espace intime, désirant, mais aussi un

paysage où il est possible de vivre et de partager mémoire et horizon. Son

travail est trace, cicatrice, danse et rêve doux * ». C’est ainsi qu’il a

été présenté à l’occasion de l’exposition Move to Live à Turin en mai

2024, où figuraient ses œuvres.

[image: PNG - 1.1 Mio]

Affiche de l’exposition Move To Live, avec les oeuvres de Kendou. Turin,

mai 2024.

Kendou « émeut, enchante, dénonce », conclut le texte de sa biographie.

Kendou habite à Bussolin (Bussoleno, en italien), dans la Vallée de Suse.

Il a probablement tenté de traverser la frontière italo-française, qui ne

se situe qu’à quelques kilomètres. Ou pas. Je ne sais pas. Je sais qu’il

vit dans le camp pour exilé·es géré par la Croix-Rouge italienne. Je le

sais, car c’est là que je l’ai rencontré, en soirée, alors qu’il rentrait

de son travail. Simona Sala, de l’association On Borders

https://onborders.altervista.org/, organisatrice de l’exposition de

Turin, nous présente : « *Kendou, voici Cristina ; c’est elle dont je te

parlais, à propos de l’enquête sur Blessing* ». J’étais là, car j’avais

justement été invitée le soir-même par On Borders pour présenter l’enquête

sur la mort de Blessing Matthew

https://www.borderforensics.org/fr/enquetes/blessing à laquelle j’ai

participé avec d’autres collègues et ami·es — Sarah Bachellerie, Charles

Heller, Lorenzo Pezzani et Svitlana Lavrenchuk — ainsi que des représentant·es

de l’association briançonnaise Tous Migrants

https://tousmigrants.weebly.com/.

Kendou m’a regardée sans me quitter des yeux pendant un très long moment.

Puis il m’a dit, en anglais, que j’étais forte, que le travail que nous

avions fait sur Blessing était important. Il avait découvert l’enquête

quelques jours auparavant, probablement en naviguant sur Internet. Il avait

posé une question très simple à Simona : « *connais-tu l’histoire de

Blessing ? * ». Simona lui avait répondu que l’histoire était connue dans

la vallée, que je viendrais quelques jours après pour présenter l’enquête

et qu’il pourrait, à cette occasion, en discuter directement avec moi.

Kendou était dans la salle quand j’ai fait la présentation. Une personne

lui chuchotait la traduction de ce que je disais en italien. Il me

regardait, intensément et attentivement, et il regardait les diapositives

défiler. Il prenait des photos avec son téléphone portable. Il était ,

vraiment , de tout son corps et son cœur.

Kendou est venu me voir après la présentation. Il m’a répété ce qu’il avait

dit lors de notre première rencontre : « *You are a strong woman, what you

are doing is important, please, do not give up, never* » (« Tu es une femme

forte, ce que tu fais est important, s’il te plaît, n’arrête jamais »). Ces

mots étaient toujours accompagnés de ce regard d’encouragement, aussi

porteur d’une promesse, celle de continuer à lutter pour établir la vérité

et la justice, pour Blessing et toutes les autres victimes des frontières.

Le lendemain, Simona m’envoie un message : c’est un dessin de Kendou, où il

reproduit et réinterprète à sa manière les informations que j’avais données

lors de la conférence, mais qu’il a aussi reprises de l’enquête produite

par Border Forensics : une reproduction de la photo de Blessing ; la carte

du chemin que Blessing a parcouru de Clavière, en Italie, jusqu’à l’entrée

du village de La Vachette, en France, où les gendarmes mobiles ont tenté de

l’arrêter avec ses deux compagnons de voyage ; et le graphique montrant

l’évolution des personnes tuées aux abords des frontières alpines depuis

1993.

[image: JPEG - 1.5 Mio]

Dessin de Kendou, mars 2024.

Au centre du dessin, il a choisi de mettre un extrait du texte de

présentation de l’enquête, reproduit, traduit en italien et adapté ainsi :

*Le 9 [chiffre en rouge] mai 2018 [chiffre en rouge], le corps de Blessing

Matthew, ressortissante nigériane, a été découvert dans la Durance [nom de

la rivière en rouge], dans les Hautes-Alpes, pas loin de la frontière avec

l’Italie.*

*La jeune femme a été identifiée quelques jours plus tard comme étant

Blessing Matthew, 21 [chiffre en rouge] ans et originaire du Nigeria. Elle

avait été vue pour la dernière fois le 7 mai alors que la gendarmerie

mobile tentait de l’interpeller avec ses deux compagnons de route, Hervé et

Roland, dans le village de La Vachette, à 15 [chiffre en rouge] kilomètres

de la frontière franco-italienne.*

*Son nom est BLESSING MATTHEW. La photo a été prise le jour de la remise de

son diplôme, et partagée par sa sœur Christina OBIE.*

*Ni le récit des gendarmes, ni celui de Roland, ni celui d’Hervé ne

permettent de savoir ce qui est arrivé à Blessing entre le moment de sa

chute dans la Durance et celui où son corps a été retrouvé au barrage de

Prelles, 11 kilomètres en aval. Un élément de l’enquête de police

judiciaire rend cette obscure partie des faits encore plus troublante : une

veste noire et un foulard coloré ont été retrouvés par les gendarmes

enquêteurs sous une passerelle en amont du point de chute de Blessing. Or

cette veste et ce foulard correspondent à la description faite par Roland

et Hervé des habits que portaient Blessing jusqu’au moment de sa chute dans

l’eau.*

*Qu’est-il arrivé à Blessing après sa chute ? Comment sa veste et son

foulard ont-ils pu se retrouver en amont du point où Hervé témoigne l’avoir

vue tomber ? Comment le corps de Blessing est-il arrivé au barrage de

Prelles, 11 [chiffre en rouge] kilomètres plus loin ? [point d’esclamation

en rouge]*

J’envoie un message à Kendou, en le remerciant pour le dessin. Je lui dis

que j’ai de nouvelles données et que j’étais désolée de ne les avoir pas

encore intégrées dans ma présentation. Il propose de refaire le dessin. Et

nous entamons une discussion sur ce que ce graphique rend visible. Je

l’informe que le tableau contient désormais 153 personnes décédées aux

frontières alpines. « Too much, unknown to many, including me » (« Beaucoup

trop, trop largement ignoré, y compris par moi ») me répond-il. Je lui

envoie aussi la longue liste des personnes tuées le long des frontières

européennes compilée par l’ONG néerlandaise United

https://unitedagainstrefugeedeaths.eu/about-the-campaign/about-the-united-list-of-deaths

qui

contenait, avant sa mise à jour en juin 2024, des informations sur 52 760

personnes décédées depuis 1993. Kendou la commente ainsi : « *It seems

countless. We lost an entire generation* » (« C’est interminable. Nous

avons perdu une génération entière »).

Quelques jours plus tard, Kendou me renvoie un autre dessin. Il a mis à

jour le graphique pour faire figurer les 153 victimes dont je lui avais

parlé.

[image: JPEG - 1.2 Mio]

Dessin de Kendou, mars 2024.

Le texte au centre du dessin se termine désormais avec ces mots :

*« Seule la réouverture de l’instruction judiciaire pourra apporter une

réponse définitive à ces questions et faire la lumière sur cette partie

encore obscure des faits. »*

Dans le cadre, il a ajouté :

« Elle, c’est une sœur,une très belle âme qui nous a quitté si tôt !

Nous ne l’oublierons jamais !!!

Elle continuera à hurler tant qu’il n’y aura pas de justice !!! »

Les mots de Kendou font écho à ceux de la sœur aînée de Blessing,

Christiana Obie, qui nous a confié que tant que la quête de vérité et de

justice n’aura pas abouti, Blessing « continuera de hurler ».

Les dessins de Kendou sont des témoignages qui font entendre le cri de

Blessing. Les dessins de Kendou, comme l’enquête que nous avons menée, sont

pour Blessing, pour ses sœurs, pour les survivants de cette

course-poursuite qui lui a été fatale. Et pour toutes les victimes des

frontières. Pour que Blessing puisse cesser de hurler.

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