Au Mexique, compter les mort·es, chercher les disparu·es - Entretien entre Sabrina Melenotte & Pierre Madelin pour BALLAST

miladyrenoirmiladyrenoir
2024-12-13 19:01

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Au Mexique, compter les mort·es, chercher les disparu·es

14 novembre 2024

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Entretien inédit | Ballast

*Le 26 septembre dernier a marqué le dixième anniversaire de la disparition

des 43 étudiant·es de l’école rurale d’Ayotzinapa, dans la province de

Guerrero, au Mexique. Depuis le milieu du XXe siècle, les disparitions

forcées ont concerné plus de 100 000 personnes, soit autant de familles,

dans un pays qui compte près de 130 millions d’habitant·es. Face à

l’inaction, voire à la complicité des autorités, c’est la société civile

qui se mobilise pour retrouver les disparu·es, afin de leur offrir une

sépulture décente et de faire leur *deuil. *L’essayiste et

traducteur **Pierre

Madelin s’est entretenu avec l’anthropologue Sabrina Melenotte,

coordinatrice de *Mexique — Une terre de disparu·e·s

https://www.urmis.fr/mexique-une-terre-de-disparu-e-s/ *et **qui, depuis

plusieurs années, accompagne les familles dans leurs recherches.*

——————————

*Vous avez consacré depuis plusieurs années l’essentiel de vos recherches à

la question des personnes disparues au Mexique, ainsi qu’à celles et ceux

qui les recherchent. Pourriez-vous nous rappeler quelle est la situation ?*

À ce jour, le Mexique compte plus de 116 000 personnes disparues, la moitié

se concentrant dans seulement cinq des 32 états fédérés de la République.

S’ajoute un solde macabre d’environ 500 000 homicides volontaires, avec en

moyenne 90 assassinats — dont 10 féminicides — par jour, et un nombre très

important de migrant·es qui disparaissent lors de leur transit dans le

pays. La temporalité ne cesse de s’étirer et remonte désormais à 1952 dans

les registres officiels. Néanmoins, il faut souligner que la quasi-totalité

de ces disparitions et homicides ont eu lieu à partir de 2006, en raison de

la lutte contre le narcotrafic impulsée par Felipe Calderón Hinojosa

(2006–2012). Les personnes qui disparaissent sont en majorité des hommes

entre 19 et 35 ans, bien que l’on observe ces dernières années une certaine

féminisation des disparitions dans certains états fédérés, par exemple dans

le Nuevo León. La disparition de très jeunes femmes entre 12 et 19 ans est

directement adossée à la traite de celles-ci à des fins sexuelles ou à des

féminicides, qui se manifestent souvent dans le domaine privé. Les

chiffres, incomplets et incertains, font tressaillir car le pays se targue

d’être une démocratie depuis plus de trente ans.

Quelles en sont les raisons ?

La nécropolitique https://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%A9cropolitique mexicaine

contemporaine puise, d’une part, dans le répertoire ancien des répressions

qui ont caractérisé les histoires nationales en Amérique latine depuis les

années 1970, et d’autre part dans l’histoire globale et contemporaine du

capitalisme, qui a déstructuré les pactes clientélistes anciens,

marchandisé et exploité les corps, désormais tuables en toute impunité. À

l’époque de la « guerre sale »

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_sale déjà,

dans les années 1970–1980, des politiques contre-insurrectionnelles se

déployaient contre des groupes particuliers de la population,

essentiellement des étudiants et militants de gauche, des membres de

guérillas, des ouvriers, des paysans et des indiens organisés. La « guerre

contre la drogue »

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_la_drogue_au_Mexique impulsée en

2006 a conduit à une hausse spectaculaire du nombre de victimes et un

changement quant à la nature même des violences, désormais caractérisées

par une grande cruauté sur les corps. Et cela ne concerne plus uniquement

les groupes organisés, mais l’ensemble de la population civile.

L’augmentation drastique et incessante des homicides et des disparitions

est donc un aveu de l’échec des politiques sécuritaires.

*Quelle est la part de responsabilité de l’État mexicain dans ces

disparitions massives ? *

« L’augmentation drastique et incessante des homicides et des disparitions

est un aveu de l’échec des politiques sécuritaires. »

Il est indéniable que les cartels défient la souveraineté de l’État

mexicain et contrôlent par la terreur les populations de certaines régions.

Il est tout aussi indéniable que dans bien des cas, des hommes politiques,

des forces de l’ordre ou l’armée sont impliqués directement dans les

disparitions. Dans l’État de Veracruz, où je mène actuellement mes enquêtes

ethnographiques, les anciens gouverneurs Fidel Herrera (2004–2010) et

Javier Duarte (2010–2016) avaient établi un pacte à peine dissimulé avec le

sanguinaire cartel des Zetas, composé d’anciens groupes d’élites de

l’armée. Il n’est pas rare non plus que des acteurs publics sous-traitent

le « sale boulot » à des acteurs privés. La privatisation et la

sous-traitance de la violence ne sont pas propres au Mexique, mais elles

ont été exacerbées ces dernières années.

Le 26 septembre dernier, on a commémoré les dix ans de la disparition des

43 étudiants de l’école rurale d’Ayotzinapa dans le Guerrero1

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#footnote_0_112481.

On sait que le maire d’Iguala avait fait appel au cartel des Guerriers Unis

pour se débarrasser des corps, et que les polices municipales et fédérées,

ainsi que l’armée, ont joué un rôle actif dans l’action coordonnée de la

répression. Bien qu’un cartel soit impliqué, ce cas est devenu

paradigmatique de la violence d’État au sein de ce que le journaliste

Témoris Grecko a nommé un « empire criminel », composé d’agents de l’État

devenus narcotrafiquants. Ces phénomènes de corruption, de collusion, voire

carrément d’allégeance, entre monde politique et monde criminel, doivent

être analysés à partir de ces arrangements locaux et régionaux plus ou

moins stables et durables.

[Extrait de* Nostalgie de la lumière*, de Patricio Guzman]

*Des dispositifs ont-ils malgré tout été mis en place pour faire face à ces

disparitions ?*

Oui. Des institutions ont été créées pour prendre en charge les victimes et

les recherches de personnes disparues. Dès 2013, une première Loi sur les

victimes a été adoptée après la grande marche de 2011 organisée par le

poète Javier

Sicilia https://fr.wikipedia.org/wiki/Javier_Sicilia, chef de file du

Mouvement pour la paix avec justice et dignité (MPJD), suite à l’assassinat

de son fils. Cette loi offre des droits, des programmes de réparation

matérielle et de l’assistance juridique aux familles de victimes. Une autre

loi, entrée en vigueur fin 2017, reconnaît la disparition dite « forcée »,

commise par des agents de l’État et plus seulement par des particuliers, ce

qui a constitué une avancée normative cruciale, quand on sait que la

rhétorique officielle se contentait jusque-là de parler de

« non-localisations » et de « règlements de compte » entre criminels. Ces

réformes sont le fruit de la pression exercée par des mobilisations

sociales plus que d’initiatives présidentielles. Malgré tout, il reste

encore beaucoup à faire pour briser le mur de l’impunité, réparer les

traumatismes et accéder à une justice intégrale, pénale et sociale, qui

fasse toute sa place aux revendications des familles de victimes.

*Comment en êtes-vous venue à aborder ce sujet délicat, et comment

avez-vous mené à bien vos enquêtes dans un contexte que l’on

imagine tendu ?*

Je n’ai jamais choisi de travailler sur la violence. Elle s’est imposée à

moi. En 2003, quand je suis arrivée dans la région des Hautes-Terres du

Chiapas, j’étais observatrice de la situation militaire, avant d’intégrer

un projet d’éducation autonome zapatiste

https://www.revue-ballast.fr/dossier/chiapas/. En 2008 j’ai assisté à la

libération des prisonniers du massacre d’Acteal

https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_d%27Acteal survenu fin 1997. J’ai

alors constaté que ces ennemis intimes se côtoyaient toujours sur un

territoire restreint et jamais démobilisé. En vivant plusieurs mois dans

les montagnes tsotsils, j’ai progressivement appris à me déplacer en zone

militarisée, en tant que femme et étrangère, d’abord protégée par les

autorités de l’organisation zapatiste et de l’organisation des Abeilles

https://fr.wikipedia.org/wiki/Las_Abejas2

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#footnote_1_112481,

qui avaient toutes deux créé des campements pour observateurs

internationaux et solidaires. Vers la fin de ma recherche, je me suis

aventurée au centre de la municipalité de Chenalhó où se trouvaient les

dirigeants et présidents municipaux du Parti révolutionnaire institutionnel

(PRI), afin de comprendre qui étaient les « caciques » et le groupe

« paramilitaire » responsables du massacre. Dans ces zones moins contrôlées

que les campements pour observateurs internationaux et solidaires, a priori

plus « libres » et « ouvertes », j’étais davantage livrée à moi-même et

surtout plus exposée à l’alcoolisme et à la domination masculine.

« Je n’ai jamais choisi de travailler sur la violence. Elle s’est imposée

à moi. »

Dans le Guerrero, un autre de mes terrains de recherche, cette topographie

des violences n’était pas bien différente, même si je n’étais plus en

terres indigènes. En 2016, alors que je partais pour rencontrer des membres

de la police communautaire, j’ai fait presque par hasard une rencontre

décisive avec Xitlali Miranda, alors représentante et co-fondatrice du

groupe Los Otros Desaparecidos (Les Autres Disparus). Ce groupe de

« chercheur·e·s de fosses clandestines » (buscadoro·a·s) menait depuis un

an et demi des recherches dans les alentours d’Iguala. Je les ai suivi·e·s

dans leurs recherches sur des territoires tenus par les narcotrafiquants,

ce qui imposait de ne jamais se déplacer seule et de nuit, même à Iguala.

Quand je suis arrivée, le Parquet fédéral venait tout juste de commencer à

accompagner ce groupe de chercheur·es de fosses. Dans le Veracruz, où je

suis partie en 2020 avec les membres de la Brigade nationale de recherche

de personnes disparues, la situation était différente. Grâce à leur gestion

en amont et les consignes de protection, ainsi que l’accompagnement des

polices fédérales et d’un groupe de protection humanitaire appelé

Marabunta, j’ai eu accès à des endroits inespérés dans le nord de l’État,

comme le camp d’extermination du cartel des Zetas, « La Gallera », ou la

morgue de Tuxpan. Toutefois, avec la création de la Commission fédérée de

recherche (CEB) en 2019, les modalités de ces recherches dans la nature

sont devenues beaucoup plus encadrées par la nouvelle administration, et

plus difficiles d’accès pour des accompagnants et solidaires.

Qui recherche les personnes disparues au Mexique ?

En 2016, les chercheur·e·s de fosses des « Autres disparus » que j’ai

rencontré·es dans le Guerrero étaient des parents, hommes et femmes de tous

âges, d’origine souvent très modeste, parfois même très pauvre. Ce groupe

n’hésitait pas à entrer sur des terrains privés et à exhumer des corps sans

se soucier des standards internationaux et des protocoles de la Croix rouge

internationale. Rapidement, des experts médico-légaux ont proposé des

ateliers gratuits pour transformer leurs « mauvaises pratiques ». Des

convois impliquant des membres de la Marine et de la police fédérale ont

permis d’établir un rapport de force ostentatoire avec les cartels locaux

pour protéger le groupe qui s’aventurait parfois dans des terres disputées

pour retrouver des cadavres et les ramener dans la communauté des vivants.

[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]

Aujourd’hui, les collectifs de familles de personnes disparues, femmes en

tête de proue, ont fleuri partout dans le pays. Ces collectifs créent des

systèmes d’échanges et de soins réciproques pour faire face à d’éventuelles

représailles : on compte aujourd’hui dix « buscadoras » assassinées dans

le cadre des recherches de leurs proches. Les premières années de la lutte

contre le narcotrafic, beaucoup de ces femmes ne déposaient même pas

plainte. Certaines d’entre elles allaient même jusqu’à rencontrer seules

les bourreaux de leurs fils pour leur remettre des quantités d’argent

astronomiques, en échange d’une promesse de retour qui n’arrivait jamais.

Aujourd’hui, malgré l’institutionnalisation des recherches, la grande

majorité des familles ne bénéficient pas de mesures de protection, bien que

beaucoup aient été victimes de menaces et d’intimidations. Quelques-unes

ont été attaquées en pleine rue, d’autres chez elles. Et les dix

féminicides recensés sont directement liés aux enquêtes qu’elles ont menées

elles-mêmes et à leur dénonciation des responsabilités des narcotrafiquants

dans la disparition de leur enfant.

*Vous évoquez dans vos textes les « paysages de la mort » associés à la

disparition. Quelle est leur place dans le processus de recherche et quel

rapport les personnes recherchant des disparu·es entretiennent-ils

avec eux ?*

Du Guerrero au Veracruz, les conditions de recherche sont extrêmement

difficiles en raison des terrains très escarpés et dangereux, des forêts

denses avec des lianes, des lacs ou des puits, des herbes parfois

urticantes ou remplies de tiques, de la chaleur écrasante ou des pluies

diluviennes qui empêchent de poursuivre les explorations. Les familles,

aujourd’hui avec l’aide d’acteurs institutionnels, partent sur les traces

des disparus. Elles ont appris à déchiffrer la terre et les traces. Le

paradigme indiciaire3

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#footnote_2_112481

de

Carlo Ginzburg m’a beaucoup aidée à comprendre ces chasseurs d’un nouveau

genre, dont tous les sens sont en éveil pour retrouver des fosses,

distinguer des restes humains de restes d’animaux, sentir la mort au bout

d’une sonde plantée dans la terre. Ils laissent ensuite la place aux

experts médico-légaux qui entrent en scène dans un deuxième temps pour

procéder à l’exhumation. Ce savoir expérimental vient créer un autre récit

que celui du nécropouvoir criminel qui tente de faire fusionner le corps

avec la nature en l’ensevelissant pour camoufler son crime.

« Retrouver des fosses clandestines permet d’amorcer un processus de

reconnexion à l’humanité du cadavre. »

Laisser la nature reprendre ses droits sur un corps dans la terre, dans un

espace difficile d’accès ou dans des terrains privés abandonnés, fait

partie intégrante du dispositif de la disparition. Les corps sont renvoyés

à une altérité extrême, associés tantôt au déchet, tantôt à un état naturel

des choses. En ce sens, la nature locale devient malgré elle complice du

criminel qui, pour camoufler son crime, l’utilise pour hybrider le corps

mort avec les éléments naturels, pour que celui-ci perde ainsi un peu plus

de son humanité, en étant jeté au ban de la société, sans funérailles, sans

Église, sans État, loin des humains et des regards. Malgré ce dispositif

d’effacement, une disparition laisse pourtant toujours des traces, aussi

« infinitésimales » soient-elles, qui composent une sémantique de la

violence. Elles émergent, semblables à ce que Luba Jurgenson

https://fr.wikipedia.org/wiki/Luba_Jurgenson a appelé les « cicatrices »

du paysage et témoignent de ce qui est arrivé. Retrouver des fosses

clandestines permet d’amorcer un processus de reconnexion à l’humanité du

cadavre.

*« Le besoin de matérialisation de l’absence, écrivez-vous, provoque une

série de substituts matériels, symboliques et statutaires qui enrichissent

ces communautés de la douleur, de l’action et de l’espoir. » Quels

sont-ils ?*

Dans ce processus de restauration et pour combler l’incertitude et

l’absence, les « buscadoras » créent une quantité d’objets qui les

accompagnent à chaque manifestation publique. Il y a bien sûr le portrait

plastifié qu’elles portent autour du cou et près du cœur, mais aussi des

T‑shirts, des talismans, des chapeaux, des imperméables, des photos dans le

téléphone portable, des vidéos montées sur Tik-Tok, des bâches en plastique

et des affiches avec un ou plusieurs portraits de différentes tailles qui

circulent. La circulation des portraits dans la rue ou sur les réseaux

sociaux a évidemment pour objectif premier de retrouver une personne

disparue. Mais elle permet aussi la création de liens affectifs et de soins

au-delà des liens familiaux entre les familles et les personnes disparues.

[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]

Il n’est pas rare qu’une femme porte la photo de la personne disparue d’une

autre famille de son collectif ou d’une autre femme devenue amie. Il est

fréquent aussi que, lorsque l’une d’entre elles retrouve un proche, vivant

ou mort, le soulagement fasse (temporairement) effet sur les autres membres

du collectif. La reproduction de ces portraits transforme le statut de la

personne, lui donne une présence, aussi incomplète soit-elle. Elle passe

ainsi de « disparue » à « trésor ». La psychanalyse a montré le potentiel

de symbolisation et de reconstruction de souvenirs non-traumatiques de

l’être cher que possèdent ces images. Certaines auteures ont également

appuyé l’idée d’une transfiguration possible par l’image, substitut pour

permettre la projection de désirs, de suppositions et même d’irréel — ici,

l’espoir de voir revenir la personne. Les photographies sont donc les

premières matérialisations créées par les familles, les femmes notamment,

pour combler la crise de la présence induite par la disparition.

*Quelle place occupent les « fantômes » des êtres chers disparus dans les

communautés de chercheuses ?*

Pour désigner ces fantômes qui hanteraient les proches, je préfère prendre

quelques distance avec toute une littérature inspirée du concept de hantise

de Derrida. Certes, l’entre-deux statutaire dans lequel se trouve la

personne disparue, ni vivante, ni morte tant que le corps n’apparaît pas,

produit un état liminal et plonge les familles dans un régime d’incertitude

qui ne les abandonne pas tant que la certitude de son statut (vivant ou

mort) n’est pas assurée. Mais les « buscadoras » ont dépassé l’angoisse

paralysante. Une fois sorties de chez elles, plus rien ne les arrête dans

leur quête.

*Dans ses Lettres à Samira https://www.revue-ballast.fr/cartouches-79/,

l’écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh, qui a lui-même été confronté à la

disparition de nombreux amis, d’un frère et de sa compagne, écrit : « En

raison du peu d’écrits, de témoignages, de romans, de récits ou de poèmes

dont nous disposons, on ne peut parler de littérature de la

disparition comme on parlerait de littérature carcérale. En raison de son

caractère inhabituel, je ne trouve pas vers quoi me tourner qui puisse

m’aider à appréhender cette expérience. » Partagez-vous ce constat ?*

« L’art et la fiction proposent d’autres mises en récits, offrent des

expressions plus intimes et sensibles pour raconter l’absence d’un être

cher et ses effets sur ceux qui restent. »

À la différence peut-être du Moyen-Orient, il existe bien en Amérique

latine une littérature et même un art de la disparition, au moins depuis

les dictatures du Cône sud https://fr.wikipedia.org/wiki/C%C3%B4ne_Sud des

années 1960 et 1970, et jusqu’à aujourd’hui avec le cas mexicain. L’art et

la fiction proposent d’autres mises en récits, offrent des expressions plus

intimes et sensibles pour raconter l’absence d’un être cher et ses effets

sur ceux qui restent. Dans le cinéma, on pense bien sûr à *Nostalgie de la

lumière* de Patricio Guzman pour le Chili, aux différents films de

l’écrivain et photographe colombien Juan Manuel Echevarría, ou, plus

récemment, les films mexicains Tempestad de Tatiana Huezo, Ruido de

Natalia Beristain ou récemment Emilia Pérez de Jacques Audiard. Il existe

de nombreux documentaires4

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#footnote_3_112481,

beaucoup de plasticiens ont travaillé le thème de l’absence, le deuil, ou

la mémoire5

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#footnote_4_112481

et

la littérature offre des plongées dans des expériences très singulières —

je pense à Sergio Rodriguez, Cristina Rivera Garza, ou Fernanda Melchior

pour n’en citer que quelques-un·e·s. Au Mexique encore, on assiste à des

expressions artistiques collectives comme le projet Huellas de la Memoria

où les semelles des chaussures sont gravées d’un message intime pour la

personne disparue ; ou le projet Sangre de mi Sangre où les collectifs de

plusieurs états brodent des tapis de sang avec du fil rouge qu’elles

unissent ensuite6

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#footnote_5_112481.

Enfin, plusieurs villes mexicaines comptent désormais des anti-monuments

qui viennent raconter l’histoire des répressions et violences politiques,

celles que l’histoire officielle ne raconte pas.

*Dans l’ouvrage que vous avez coordonné sur ce sujet, Mexique — Une terre

de disparu·e·s, vous assumez une approche « sensible » de la question,

attentive aux émotions et aux engagements des acteurs.*

J’ai ressenti le besoin d’explorer d’autres formats d’écritures et de

sortir de l’univers exclusivement académique afin de parler autrement d’un

phénomène de société aussi majeur. L’ouvrage collectif que j’ai coordonné

allait dans ce sens. Dans le cadre d’un colloque qui a eu lieu en novembre,

j’ai également réalisé, avec les conseils et l’aide technique de l’artiste

Duncan Pinhas, une exposition sonore, intitulée « Paysages sonores de la

disparition ». L’idée était d’accompagner mes images de recherches de

fosses prises dans le Guerrero en 2016 d’enregistrements. Le son a un

pouvoir évocateur qui favorise l’imagination et enrobe les images d’une

dimension sensible supplémentaire pour la reconstruction d’un moment vécu.

[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]

*Vous-même êtes sans doute traversée par de nombreux affects souvent

douloureux. Comment travailler sur la disparition forcée et sur ses effets

dévastateurs sur le corps social sans s’effondrer soi-même tout en évitant

l’écueil de l’insensibilisation ?*

La réflexivité fait partie intégrante de ma démarche. En me situant dans

des interactions, en cherchant toujours à expliciter le contexte de

production de mes recherches, je refuse une vision surplombante de

l’anthropologie. Ce n’est pas toujours facile car il y a parfois une

certaine pudeur à parler de soi face à des histoires si malheureuses. Mais

c’est indispensable car ma position sur le terrain — celle d’une chercheuse

blanche, privilégiée, de classe moyenne, qui peut entrer et sortir des

situations sensibles, là où mes interlocutrices sont condamnées à un monde

liminal durant de nombreuses années — détermine les possibles et les

limites de mon travail. Ça permet de mieux comprendre les bagages

respectifs des unes et des autres, nos attentes et nos désirs, parfois

aussi d’éviter les malentendus, et surtout de saisir les enjeux de chacun

et chacune « sur le terrain ».

Ceci étant dit, il est très difficile de travailler avec la souffrance des

autres sans être traversée par elle. Je suis bien sûr affectée par ce que

je vois, sens et analyse. Les « buscadoras » me confient leurs malheurs,

leurs souffrances, mais aussi leurs joies. Elles laissent indéniablement

des traces sur mes propres affects et ma compréhension du monde

contemporain. Et cela peut parfois déborder. Toutefois, avec l’expérience,

et forte de plusieurs lectures sur les violences extrêmes, on comprend

qu’il est salutaire d’apprendre à poser des limites. Ça été très clair le

jour où j’ai accompagné la Brigade nationale dans le nord du Veracruz et

que nous sommes entrés dans un ancien ranch, « La Gallera », devenu un camp

d’extermination du cartel des Zetas. Le cartel avait utilisé un four géant

qui servait jadis à cuisiner le zacahuil, un plat traditionnel de la

Huasteca, pour incinérer des corps. Avec les membres de la Brigade, nous

avons tamisé des kilos de cendres d’animaux et d’humains pour récupérer les

restes calcinés et la cendre recouvrait mes chaussures. Ça m’a horrifiée.

Ce jour-là, pour la première fois en 22 ans passés entre la France et le

Mexique, je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais ici ? ». On peut être

happé par des expériences que l’on n’a ni cherché ni contrôlé, ce qui m’a

amené à m’interroger sur ces situations qui nous échappent sur le terrain —

ainsi que sur le manque d’encadrement post-traumatique de nos institutions

—, mais aussi sur la subjectivité de ma mémoire personnelle et familiale de

la guerre qui a fait que ce jour-là, j’avais atteint une des limites de mon

savoir-faire ethnographique.

——————————

Photographie de bannière : extrait de Nostalgie de la lumière, de

Patricio Guzman

——————————

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https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/?print=pdf

  1. Cet épisode, aussi connu sous le nom de « la nuit d’Iguala » (*la

noche de Iguala*), est survenu le 26 septembre 2014. Les 43 étudiants

ont été enlevés et probablement tués tandis qu’ils s’apprêtaient à

rejoindre une manifestation en commémoration au massacre de Tlatelolco, qui

a eu lieu en 1968, quelques jours avant les Jeux olympiques de Mexico

[ndlr].[↩

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#identifier_0_112481

]

  1. Las Abejas en espagnol, association chrétienne et pacifiste fondée en

1993 par des membres des communautés Maya et Tsotsil pour lutter contre les

violences au Chiapas, où elle est basée [ndlr].[↩

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#identifier_1_112481

]

  1. L’historien Carlo Ginzburg s’est appuyé sur une méthode

attributionniste mise au point par l’artiste et politicien Giovanni Morelli

entre 1874 et 1876, pour proposer une nouvelle façon de faire l’histoire et

de comprendre la société. Selon Morelli, la meilleure méthode pour

attribuer une toile à un peintre sans commettre d’erreur, c’est

d’identifier ce qui représente sa signature en termes de détails picturaux.

Dans son article « Signes, Traces, Pistes – Racines d’un paradigme de

l’indice », Carlo Ginzburg explique que cette façon d’analyser une œuvre

sur la base « d’indices » peut être traduite dans un langage plus général

et devenir un modèle épistémologique satisfaisant pour les sciences

sociales et plus particulièrement l’histoire. Sabrina Melenotte s’appuie

sur ce paradigme dans son article « Sur les traces des disparus au

Mexique »

https://shs.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2020-2-page-345?lang=fr

, Ethnologie française, 20202, vol. 50 [ndlr].[↩

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#identifier_2_112481

]

  1. Parmi lesquels Nos sucumbió la eternidad de Daniela Rea, *Volverte

a ver* de Carolina Corral, ou Toshkua de Ludovic Bonleux.[↩

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#identifier_3_112481

]

  1. Comme Dorys Salcedo, Oscar Muñoz ou Erika Diettes en Colombie, ou

Teresa Margolles de manière très abstraite sur la violence au Mexique.[↩

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#identifier_4_112481

]

  1. Ou encore l’élaboration de bannières (pendones) sur lesquelles sont

brodés les noms des personnes disparues, un projet en cours coordonné par

l’artiste Fabiola Rayas.[↩

https://www.revue-ballast.fr/au-mexique-compter-les-mort%c2%b7es-chercher-les-disparu%c2%b7es/#identifier_5_112481

]

REBONDS

☰ Lire notre entretien avec Mikel Ruiz : « Le roman du Chiapas »

https://www.revue-ballast.fr/mikel-ruiz-le-roman-du-chiapas/, avril 2023

☰ Lire notre entretien avec John Gibler : « Être un écrivain compañero »

https://www.revue-ballast.fr/john-gibler-etre-un-ecrivain-companero/,

novembre 2022

☰ Lire notre entretien avec Franck Gaudichaud : « Amérique latine : les

gauches dans l’impasse ? »

https://www.revue-ballast.fr/amerique-latine-les-gauches-dans-limpasse/,

octobre 2020

☰ Lire la série « Nouvelles zapatistes »

https://www.revue-ballast.fr/la-reapparition-zapatiste/, Julia Arnaud et

Espoir Chiapas, septembre 2019-juin 2021

☰ Lire notre article « 25 ans plus tard : le zapatisme poursuit sa lutte »

https://www.revue-ballast.fr/c-l-r-james-vie-revolutionnaire/, Julia

Arnaud, mai 2019

☰ Lire notre abécédaire du sous-commandant

https://www.revue-ballast.fr/labecedaire-commandant-marcos/Marcos

https://www.revue-ballast.fr/labecedaire-commandant-marcos/, mai 2017

Publié le 14 novembre 2024 dans Anthropologie

https://www.revue-ballast.fr/category/comprendre/anthropologie/,

International

https://www.revue-ballast.fr/category/comprendre/international/ par

Ballast https://www.revue-ballast.fr/author/revue_ballast/

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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