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Entretien inédit | Ballast
*Le 26 septembre dernier a marqué le dixième anniversaire de la disparition
des 43 étudiant·es de l’école rurale d’Ayotzinapa, dans la province de
Guerrero, au Mexique. Depuis le milieu du XXe siècle, les disparitions
forcées ont concerné plus de 100 000 personnes, soit autant de familles,
dans un pays qui compte près de 130 millions d’habitant·es. Face à
l’inaction, voire à la complicité des autorités, c’est la société civile
qui se mobilise pour retrouver les disparu·es, afin de leur offrir une
sépulture décente et de faire leur *deuil. *L’essayiste et
traducteur **Pierre
Madelin s’est entretenu avec l’anthropologue Sabrina Melenotte,
coordinatrice de *Mexique — Une terre de disparu·e·s
https://www.urmis.fr/mexique-une-terre-de-disparu-e-s/ *et **qui, depuis
plusieurs années, accompagne les familles dans leurs recherches.*
——————————
*Vous avez consacré depuis plusieurs années l’essentiel de vos recherches à
la question des personnes disparues au Mexique, ainsi qu’à celles et ceux
qui les recherchent. Pourriez-vous nous rappeler quelle est la situation ?*
À ce jour, le Mexique compte plus de 116 000 personnes disparues, la moitié
se concentrant dans seulement cinq des 32 états fédérés de la République.
S’ajoute un solde macabre d’environ 500 000 homicides volontaires, avec en
moyenne 90 assassinats — dont 10 féminicides — par jour, et un nombre très
important de migrant·es qui disparaissent lors de leur transit dans le
pays. La temporalité ne cesse de s’étirer et remonte désormais à 1952 dans
les registres officiels. Néanmoins, il faut souligner que la quasi-totalité
de ces disparitions et homicides ont eu lieu à partir de 2006, en raison de
la lutte contre le narcotrafic impulsée par Felipe Calderón Hinojosa
(2006–2012). Les personnes qui disparaissent sont en majorité des hommes
entre 19 et 35 ans, bien que l’on observe ces dernières années une certaine
féminisation des disparitions dans certains états fédérés, par exemple dans
le Nuevo León. La disparition de très jeunes femmes entre 12 et 19 ans est
directement adossée à la traite de celles-ci à des fins sexuelles ou à des
féminicides, qui se manifestent souvent dans le domaine privé. Les
chiffres, incomplets et incertains, font tressaillir car le pays se targue
d’être une démocratie depuis plus de trente ans.
Quelles en sont les raisons ?
La nécropolitique https://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%A9cropolitique mexicaine
contemporaine puise, d’une part, dans le répertoire ancien des répressions
qui ont caractérisé les histoires nationales en Amérique latine depuis les
années 1970, et d’autre part dans l’histoire globale et contemporaine du
capitalisme, qui a déstructuré les pactes clientélistes anciens,
marchandisé et exploité les corps, désormais tuables en toute impunité. À
l’époque de la « guerre sale »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_sale déjà,
dans les années 1970–1980, des politiques contre-insurrectionnelles se
déployaient contre des groupes particuliers de la population,
essentiellement des étudiants et militants de gauche, des membres de
guérillas, des ouvriers, des paysans et des indiens organisés. La « guerre
contre la drogue »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_la_drogue_au_Mexique impulsée en
2006 a conduit à une hausse spectaculaire du nombre de victimes et un
changement quant à la nature même des violences, désormais caractérisées
par une grande cruauté sur les corps. Et cela ne concerne plus uniquement
les groupes organisés, mais l’ensemble de la population civile.
L’augmentation drastique et incessante des homicides et des disparitions
est donc un aveu de l’échec des politiques sécuritaires.
*Quelle est la part de responsabilité de l’État mexicain dans ces
disparitions massives ? *
« L’augmentation drastique et incessante des homicides et des disparitions
est un aveu de l’échec des politiques sécuritaires. »
Il est indéniable que les cartels défient la souveraineté de l’État
mexicain et contrôlent par la terreur les populations de certaines régions.
Il est tout aussi indéniable que dans bien des cas, des hommes politiques,
des forces de l’ordre ou l’armée sont impliqués directement dans les
disparitions. Dans l’État de Veracruz, où je mène actuellement mes enquêtes
ethnographiques, les anciens gouverneurs Fidel Herrera (2004–2010) et
Javier Duarte (2010–2016) avaient établi un pacte à peine dissimulé avec le
sanguinaire cartel des Zetas, composé d’anciens groupes d’élites de
l’armée. Il n’est pas rare non plus que des acteurs publics sous-traitent
le « sale boulot » à des acteurs privés. La privatisation et la
sous-traitance de la violence ne sont pas propres au Mexique, mais elles
ont été exacerbées ces dernières années.
Le 26 septembre dernier, on a commémoré les dix ans de la disparition des
43 étudiants de l’école rurale d’Ayotzinapa dans le Guerrero1
On sait que le maire d’Iguala avait fait appel au cartel des Guerriers Unis
pour se débarrasser des corps, et que les polices municipales et fédérées,
ainsi que l’armée, ont joué un rôle actif dans l’action coordonnée de la
répression. Bien qu’un cartel soit impliqué, ce cas est devenu
paradigmatique de la violence d’État au sein de ce que le journaliste
Témoris Grecko a nommé un « empire criminel », composé d’agents de l’État
devenus narcotrafiquants. Ces phénomènes de corruption, de collusion, voire
carrément d’allégeance, entre monde politique et monde criminel, doivent
être analysés à partir de ces arrangements locaux et régionaux plus ou
moins stables et durables.
[Extrait de* Nostalgie de la lumière*, de Patricio Guzman]
*Des dispositifs ont-ils malgré tout été mis en place pour faire face à ces
disparitions ?*
Oui. Des institutions ont été créées pour prendre en charge les victimes et
les recherches de personnes disparues. Dès 2013, une première Loi sur les
victimes a été adoptée après la grande marche de 2011 organisée par le
poète Javier
Sicilia https://fr.wikipedia.org/wiki/Javier_Sicilia, chef de file du
Mouvement pour la paix avec justice et dignité (MPJD), suite à l’assassinat
de son fils. Cette loi offre des droits, des programmes de réparation
matérielle et de l’assistance juridique aux familles de victimes. Une autre
loi, entrée en vigueur fin 2017, reconnaît la disparition dite « forcée »,
commise par des agents de l’État et plus seulement par des particuliers, ce
qui a constitué une avancée normative cruciale, quand on sait que la
rhétorique officielle se contentait jusque-là de parler de
« non-localisations » et de « règlements de compte » entre criminels. Ces
réformes sont le fruit de la pression exercée par des mobilisations
sociales plus que d’initiatives présidentielles. Malgré tout, il reste
encore beaucoup à faire pour briser le mur de l’impunité, réparer les
traumatismes et accéder à une justice intégrale, pénale et sociale, qui
fasse toute sa place aux revendications des familles de victimes.
*Comment en êtes-vous venue à aborder ce sujet délicat, et comment
avez-vous mené à bien vos enquêtes dans un contexte que l’on
imagine tendu ?*
Je n’ai jamais choisi de travailler sur la violence. Elle s’est imposée à
moi. En 2003, quand je suis arrivée dans la région des Hautes-Terres du
Chiapas, j’étais observatrice de la situation militaire, avant d’intégrer
un projet d’éducation autonome zapatiste
https://www.revue-ballast.fr/dossier/chiapas/. En 2008 j’ai assisté à la
libération des prisonniers du massacre d’Acteal
https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_d%27Acteal survenu fin 1997. J’ai
alors constaté que ces ennemis intimes se côtoyaient toujours sur un
territoire restreint et jamais démobilisé. En vivant plusieurs mois dans
les montagnes tsotsils, j’ai progressivement appris à me déplacer en zone
militarisée, en tant que femme et étrangère, d’abord protégée par les
autorités de l’organisation zapatiste et de l’organisation des Abeilles
https://fr.wikipedia.org/wiki/Las_Abejas2
qui avaient toutes deux créé des campements pour observateurs
internationaux et solidaires. Vers la fin de ma recherche, je me suis
aventurée au centre de la municipalité de Chenalhó où se trouvaient les
dirigeants et présidents municipaux du Parti révolutionnaire institutionnel
(PRI), afin de comprendre qui étaient les « caciques » et le groupe
« paramilitaire » responsables du massacre. Dans ces zones moins contrôlées
que les campements pour observateurs internationaux et solidaires, a priori
plus « libres » et « ouvertes », j’étais davantage livrée à moi-même et
surtout plus exposée à l’alcoolisme et à la domination masculine.
« Je n’ai jamais choisi de travailler sur la violence. Elle s’est imposée
à moi. »
Dans le Guerrero, un autre de mes terrains de recherche, cette topographie
des violences n’était pas bien différente, même si je n’étais plus en
terres indigènes. En 2016, alors que je partais pour rencontrer des membres
de la police communautaire, j’ai fait presque par hasard une rencontre
décisive avec Xitlali Miranda, alors représentante et co-fondatrice du
groupe Los Otros Desaparecidos (Les Autres Disparus). Ce groupe de
« chercheur·e·s de fosses clandestines » (buscadoro·a·s) menait depuis un
an et demi des recherches dans les alentours d’Iguala. Je les ai suivi·e·s
dans leurs recherches sur des territoires tenus par les narcotrafiquants,
ce qui imposait de ne jamais se déplacer seule et de nuit, même à Iguala.
Quand je suis arrivée, le Parquet fédéral venait tout juste de commencer à
accompagner ce groupe de chercheur·es de fosses. Dans le Veracruz, où je
suis partie en 2020 avec les membres de la Brigade nationale de recherche
de personnes disparues, la situation était différente. Grâce à leur gestion
en amont et les consignes de protection, ainsi que l’accompagnement des
polices fédérales et d’un groupe de protection humanitaire appelé
Marabunta, j’ai eu accès à des endroits inespérés dans le nord de l’État,
comme le camp d’extermination du cartel des Zetas, « La Gallera », ou la
morgue de Tuxpan. Toutefois, avec la création de la Commission fédérée de
recherche (CEB) en 2019, les modalités de ces recherches dans la nature
sont devenues beaucoup plus encadrées par la nouvelle administration, et
plus difficiles d’accès pour des accompagnants et solidaires.
Qui recherche les personnes disparues au Mexique ?
En 2016, les chercheur·e·s de fosses des « Autres disparus » que j’ai
rencontré·es dans le Guerrero étaient des parents, hommes et femmes de tous
âges, d’origine souvent très modeste, parfois même très pauvre. Ce groupe
n’hésitait pas à entrer sur des terrains privés et à exhumer des corps sans
se soucier des standards internationaux et des protocoles de la Croix rouge
internationale. Rapidement, des experts médico-légaux ont proposé des
ateliers gratuits pour transformer leurs « mauvaises pratiques ». Des
convois impliquant des membres de la Marine et de la police fédérale ont
permis d’établir un rapport de force ostentatoire avec les cartels locaux
pour protéger le groupe qui s’aventurait parfois dans des terres disputées
pour retrouver des cadavres et les ramener dans la communauté des vivants.
[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]
Aujourd’hui, les collectifs de familles de personnes disparues, femmes en
tête de proue, ont fleuri partout dans le pays. Ces collectifs créent des
systèmes d’échanges et de soins réciproques pour faire face à d’éventuelles
représailles : on compte aujourd’hui dix « buscadoras » assassinées dans
le cadre des recherches de leurs proches. Les premières années de la lutte
contre le narcotrafic, beaucoup de ces femmes ne déposaient même pas
plainte. Certaines d’entre elles allaient même jusqu’à rencontrer seules
les bourreaux de leurs fils pour leur remettre des quantités d’argent
astronomiques, en échange d’une promesse de retour qui n’arrivait jamais.
Aujourd’hui, malgré l’institutionnalisation des recherches, la grande
majorité des familles ne bénéficient pas de mesures de protection, bien que
beaucoup aient été victimes de menaces et d’intimidations. Quelques-unes
ont été attaquées en pleine rue, d’autres chez elles. Et les dix
féminicides recensés sont directement liés aux enquêtes qu’elles ont menées
elles-mêmes et à leur dénonciation des responsabilités des narcotrafiquants
dans la disparition de leur enfant.
*Vous évoquez dans vos textes les « paysages de la mort » associés à la
disparition. Quelle est leur place dans le processus de recherche et quel
rapport les personnes recherchant des disparu·es entretiennent-ils
avec eux ?*
Du Guerrero au Veracruz, les conditions de recherche sont extrêmement
difficiles en raison des terrains très escarpés et dangereux, des forêts
denses avec des lianes, des lacs ou des puits, des herbes parfois
urticantes ou remplies de tiques, de la chaleur écrasante ou des pluies
diluviennes qui empêchent de poursuivre les explorations. Les familles,
aujourd’hui avec l’aide d’acteurs institutionnels, partent sur les traces
des disparus. Elles ont appris à déchiffrer la terre et les traces. Le
paradigme indiciaire3
de
Carlo Ginzburg m’a beaucoup aidée à comprendre ces chasseurs d’un nouveau
genre, dont tous les sens sont en éveil pour retrouver des fosses,
distinguer des restes humains de restes d’animaux, sentir la mort au bout
d’une sonde plantée dans la terre. Ils laissent ensuite la place aux
experts médico-légaux qui entrent en scène dans un deuxième temps pour
procéder à l’exhumation. Ce savoir expérimental vient créer un autre récit
que celui du nécropouvoir criminel qui tente de faire fusionner le corps
avec la nature en l’ensevelissant pour camoufler son crime.
« Retrouver des fosses clandestines permet d’amorcer un processus de
reconnexion à l’humanité du cadavre. »
Laisser la nature reprendre ses droits sur un corps dans la terre, dans un
espace difficile d’accès ou dans des terrains privés abandonnés, fait
partie intégrante du dispositif de la disparition. Les corps sont renvoyés
à une altérité extrême, associés tantôt au déchet, tantôt à un état naturel
des choses. En ce sens, la nature locale devient malgré elle complice du
criminel qui, pour camoufler son crime, l’utilise pour hybrider le corps
mort avec les éléments naturels, pour que celui-ci perde ainsi un peu plus
de son humanité, en étant jeté au ban de la société, sans funérailles, sans
Église, sans État, loin des humains et des regards. Malgré ce dispositif
d’effacement, une disparition laisse pourtant toujours des traces, aussi
« infinitésimales » soient-elles, qui composent une sémantique de la
violence. Elles émergent, semblables à ce que Luba Jurgenson
https://fr.wikipedia.org/wiki/Luba_Jurgenson a appelé les « cicatrices »
du paysage et témoignent de ce qui est arrivé. Retrouver des fosses
clandestines permet d’amorcer un processus de reconnexion à l’humanité du
cadavre.
*« Le besoin de matérialisation de l’absence, écrivez-vous, provoque une
série de substituts matériels, symboliques et statutaires qui enrichissent
ces communautés de la douleur, de l’action et de l’espoir. » Quels
sont-ils ?*
Dans ce processus de restauration et pour combler l’incertitude et
l’absence, les « buscadoras » créent une quantité d’objets qui les
accompagnent à chaque manifestation publique. Il y a bien sûr le portrait
plastifié qu’elles portent autour du cou et près du cœur, mais aussi des
T‑shirts, des talismans, des chapeaux, des imperméables, des photos dans le
téléphone portable, des vidéos montées sur Tik-Tok, des bâches en plastique
et des affiches avec un ou plusieurs portraits de différentes tailles qui
circulent. La circulation des portraits dans la rue ou sur les réseaux
sociaux a évidemment pour objectif premier de retrouver une personne
disparue. Mais elle permet aussi la création de liens affectifs et de soins
au-delà des liens familiaux entre les familles et les personnes disparues.
[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]
Il n’est pas rare qu’une femme porte la photo de la personne disparue d’une
autre famille de son collectif ou d’une autre femme devenue amie. Il est
fréquent aussi que, lorsque l’une d’entre elles retrouve un proche, vivant
ou mort, le soulagement fasse (temporairement) effet sur les autres membres
du collectif. La reproduction de ces portraits transforme le statut de la
personne, lui donne une présence, aussi incomplète soit-elle. Elle passe
ainsi de « disparue » à « trésor ». La psychanalyse a montré le potentiel
de symbolisation et de reconstruction de souvenirs non-traumatiques de
l’être cher que possèdent ces images. Certaines auteures ont également
appuyé l’idée d’une transfiguration possible par l’image, substitut pour
permettre la projection de désirs, de suppositions et même d’irréel — ici,
l’espoir de voir revenir la personne. Les photographies sont donc les
premières matérialisations créées par les familles, les femmes notamment,
pour combler la crise de la présence induite par la disparition.
*Quelle place occupent les « fantômes » des êtres chers disparus dans les
communautés de chercheuses ?*
Pour désigner ces fantômes qui hanteraient les proches, je préfère prendre
quelques distance avec toute une littérature inspirée du concept de hantise
de Derrida. Certes, l’entre-deux statutaire dans lequel se trouve la
personne disparue, ni vivante, ni morte tant que le corps n’apparaît pas,
produit un état liminal et plonge les familles dans un régime d’incertitude
qui ne les abandonne pas tant que la certitude de son statut (vivant ou
mort) n’est pas assurée. Mais les « buscadoras » ont dépassé l’angoisse
paralysante. Une fois sorties de chez elles, plus rien ne les arrête dans
leur quête.
*Dans ses Lettres à Samira https://www.revue-ballast.fr/cartouches-79/,
l’écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh, qui a lui-même été confronté à la
disparition de nombreux amis, d’un frère et de sa compagne, écrit : « En
raison du peu d’écrits, de témoignages, de romans, de récits ou de poèmes
dont nous disposons, on ne peut parler de littérature de la
disparition comme on parlerait de littérature carcérale. En raison de son
caractère inhabituel, je ne trouve pas vers quoi me tourner qui puisse
m’aider à appréhender cette expérience. » Partagez-vous ce constat ?*
« L’art et la fiction proposent d’autres mises en récits, offrent des
expressions plus intimes et sensibles pour raconter l’absence d’un être
cher et ses effets sur ceux qui restent. »
À la différence peut-être du Moyen-Orient, il existe bien en Amérique
latine une littérature et même un art de la disparition, au moins depuis
les dictatures du Cône sud https://fr.wikipedia.org/wiki/C%C3%B4ne_Sud des
années 1960 et 1970, et jusqu’à aujourd’hui avec le cas mexicain. L’art et
la fiction proposent d’autres mises en récits, offrent des expressions plus
intimes et sensibles pour raconter l’absence d’un être cher et ses effets
sur ceux qui restent. Dans le cinéma, on pense bien sûr à *Nostalgie de la
lumière* de Patricio Guzman pour le Chili, aux différents films de
l’écrivain et photographe colombien Juan Manuel Echevarría, ou, plus
récemment, les films mexicains Tempestad de Tatiana Huezo, Ruido de
Natalia Beristain ou récemment Emilia Pérez de Jacques Audiard. Il existe
de nombreux documentaires4
beaucoup de plasticiens ont travaillé le thème de l’absence, le deuil, ou
la mémoire5
et
la littérature offre des plongées dans des expériences très singulières —
je pense à Sergio Rodriguez, Cristina Rivera Garza, ou Fernanda Melchior
pour n’en citer que quelques-un·e·s. Au Mexique encore, on assiste à des
expressions artistiques collectives comme le projet Huellas de la Memoria
où les semelles des chaussures sont gravées d’un message intime pour la
personne disparue ; ou le projet Sangre de mi Sangre où les collectifs de
plusieurs états brodent des tapis de sang avec du fil rouge qu’elles
unissent ensuite6
Enfin, plusieurs villes mexicaines comptent désormais des anti-monuments
qui viennent raconter l’histoire des répressions et violences politiques,
celles que l’histoire officielle ne raconte pas.
*Dans l’ouvrage que vous avez coordonné sur ce sujet, Mexique — Une terre
de disparu·e·s, vous assumez une approche « sensible » de la question,
attentive aux émotions et aux engagements des acteurs.*
J’ai ressenti le besoin d’explorer d’autres formats d’écritures et de
sortir de l’univers exclusivement académique afin de parler autrement d’un
phénomène de société aussi majeur. L’ouvrage collectif que j’ai coordonné
allait dans ce sens. Dans le cadre d’un colloque qui a eu lieu en novembre,
j’ai également réalisé, avec les conseils et l’aide technique de l’artiste
Duncan Pinhas, une exposition sonore, intitulée « Paysages sonores de la
disparition ». L’idée était d’accompagner mes images de recherches de
fosses prises dans le Guerrero en 2016 d’enregistrements. Le son a un
pouvoir évocateur qui favorise l’imagination et enrobe les images d’une
dimension sensible supplémentaire pour la reconstruction d’un moment vécu.
[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]
*Vous-même êtes sans doute traversée par de nombreux affects souvent
douloureux. Comment travailler sur la disparition forcée et sur ses effets
dévastateurs sur le corps social sans s’effondrer soi-même tout en évitant
l’écueil de l’insensibilisation ?*
La réflexivité fait partie intégrante de ma démarche. En me situant dans
des interactions, en cherchant toujours à expliciter le contexte de
production de mes recherches, je refuse une vision surplombante de
l’anthropologie. Ce n’est pas toujours facile car il y a parfois une
certaine pudeur à parler de soi face à des histoires si malheureuses. Mais
c’est indispensable car ma position sur le terrain — celle d’une chercheuse
blanche, privilégiée, de classe moyenne, qui peut entrer et sortir des
situations sensibles, là où mes interlocutrices sont condamnées à un monde
liminal durant de nombreuses années — détermine les possibles et les
limites de mon travail. Ça permet de mieux comprendre les bagages
respectifs des unes et des autres, nos attentes et nos désirs, parfois
aussi d’éviter les malentendus, et surtout de saisir les enjeux de chacun
et chacune « sur le terrain ».
Ceci étant dit, il est très difficile de travailler avec la souffrance des
autres sans être traversée par elle. Je suis bien sûr affectée par ce que
je vois, sens et analyse. Les « buscadoras » me confient leurs malheurs,
leurs souffrances, mais aussi leurs joies. Elles laissent indéniablement
des traces sur mes propres affects et ma compréhension du monde
contemporain. Et cela peut parfois déborder. Toutefois, avec l’expérience,
et forte de plusieurs lectures sur les violences extrêmes, on comprend
qu’il est salutaire d’apprendre à poser des limites. Ça été très clair le
jour où j’ai accompagné la Brigade nationale dans le nord du Veracruz et
que nous sommes entrés dans un ancien ranch, « La Gallera », devenu un camp
d’extermination du cartel des Zetas. Le cartel avait utilisé un four géant
qui servait jadis à cuisiner le zacahuil, un plat traditionnel de la
Huasteca, pour incinérer des corps. Avec les membres de la Brigade, nous
avons tamisé des kilos de cendres d’animaux et d’humains pour récupérer les
restes calcinés et la cendre recouvrait mes chaussures. Ça m’a horrifiée.
Ce jour-là, pour la première fois en 22 ans passés entre la France et le
Mexique, je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais ici ? ». On peut être
happé par des expériences que l’on n’a ni cherché ni contrôlé, ce qui m’a
amené à m’interroger sur ces situations qui nous échappent sur le terrain —
ainsi que sur le manque d’encadrement post-traumatique de nos institutions
—, mais aussi sur la subjectivité de ma mémoire personnelle et familiale de
la guerre qui a fait que ce jour-là, j’avais atteint une des limites de mon
savoir-faire ethnographique.
——————————
Photographie de bannière : extrait de Nostalgie de la lumière, de
Patricio Guzman
——————————
[image: image_pdf]
noche de Iguala*), est survenu le 26 septembre 2014. Les 43 étudiants
ont été enlevés et probablement tués tandis qu’ils s’apprêtaient à
rejoindre une manifestation en commémoration au massacre de Tlatelolco, qui
a eu lieu en 1968, quelques jours avant les Jeux olympiques de Mexico
[ndlr].[↩
]
1993 par des membres des communautés Maya et Tsotsil pour lutter contre les
violences au Chiapas, où elle est basée [ndlr].[↩
]
attributionniste mise au point par l’artiste et politicien Giovanni Morelli
entre 1874 et 1876, pour proposer une nouvelle façon de faire l’histoire et
de comprendre la société. Selon Morelli, la meilleure méthode pour
attribuer une toile à un peintre sans commettre d’erreur, c’est
d’identifier ce qui représente sa signature en termes de détails picturaux.
Dans son article « Signes, Traces, Pistes – Racines d’un paradigme de
l’indice », Carlo Ginzburg explique que cette façon d’analyser une œuvre
sur la base « d’indices » peut être traduite dans un langage plus général
et devenir un modèle épistémologique satisfaisant pour les sciences
sociales et plus particulièrement l’histoire. Sabrina Melenotte s’appuie
sur ce paradigme dans son article « Sur les traces des disparus au
Mexique »
https://shs.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2020-2-page-345?lang=fr
, Ethnologie française, 2020⁄2, vol. 50 [ndlr].[↩
]
a ver* de Carolina Corral, ou Toshkua de Ludovic Bonleux.[↩
]
Teresa Margolles de manière très abstraite sur la violence au Mexique.[↩
]
brodés les noms des personnes disparues, un projet en cours coordonné par
l’artiste Fabiola Rayas.[↩
]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Mikel Ruiz : « Le roman du Chiapas »
https://www.revue-ballast.fr/mikel-ruiz-le-roman-du-chiapas/, avril 2023
☰ Lire notre entretien avec John Gibler : « Être un écrivain compañero »
https://www.revue-ballast.fr/john-gibler-etre-un-ecrivain-companero/,
novembre 2022
☰ Lire notre entretien avec Franck Gaudichaud : « Amérique latine : les
gauches dans l’impasse ? »
https://www.revue-ballast.fr/amerique-latine-les-gauches-dans-limpasse/,
octobre 2020
☰ Lire la série « Nouvelles zapatistes »
https://www.revue-ballast.fr/la-reapparition-zapatiste/, Julia Arnaud et
Espoir Chiapas, septembre 2019-juin 2021
☰ Lire notre article « 25 ans plus tard : le zapatisme poursuit sa lutte »
https://www.revue-ballast.fr/c-l-r-james-vie-revolutionnaire/, Julia
Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre abécédaire du sous-commandant
https://www.revue-ballast.fr/labecedaire-commandant-marcos/Marcos
https://www.revue-ballast.fr/labecedaire-commandant-marcos/, mai 2017
Publié le 14 novembre 2024 dans Anthropologie
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Ballast https://www.revue-ballast.fr/author/revue_ballast/
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« Tenir tête, fédérer, amorcer »
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