politiques de la mémoire - Quelques réflexions, un livre, et une rencontre
publique par Pierre Tevanian https://lmsi.net/_Pierre-Tevanian_ - 11
octobre 2022
Le récit national a imposé sa version de l’histoire, sa mémoire, ses héros…
en piétinant la vérité historique et une multitude de mémoires : celles des
peuples esclavagisés, colonisés, des immigré·e·s et de leurs descendant•es,
des femmes, ou encore des quartiers populaires. Celles et ceux qui tentent
de bousculer ce récit dominant pour connaître, reconnaître et transmettre
ces mémoires niées, occultées ou falsifiées, peinent à se faire entendre.
Pire, ils et elles font face à des condamnations, visant à discréditer leur
travail et leurs revendications. Ils et elles se voient, notamment,
accusé·e·s de faire ombrage à des commémorations plus officielles,
considérées comme légitimes, et de provoquer une concurrence, voire une
guerre des mémoires. Comment expliquer ces réactions et cette panique face
à l’expression de ces mémoires, face à la simple volonté de redéfinir une
mémoire collective qui les admette, et les respecte ? Comment répondre à de
tels dénigrements ? Comment et pourquoi est-il essentiel de poursuivre ce
travail de mémoire ? Telles sont les questions qui seront évoquées le
vendredi 14 octobre prochain à I’Espace Robespierre d’Ivry-sur-Seine, dans
le cadre de la Semaine décoloniale 2022
[1 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb1], lors d’une une
rencontre intitulée « Mémoire, héritage, transmission », en présence de
Paula Anacaona (éditrice, auteure de *1492, Anacaona, L’insurgée des
Caraïbes*
https://www.anacaona.fr/boutique/1492-anacaona-linsurgee-des-caraibes-voix-decolonises/
), Farid Taalba https://lmsi.net/De-l-art-de-Charonniser-le-17 (directeur
de L’Écho des cités, auteur des Contes de Mimoun Guélaille
https://lmsi.net/Pour-l-amour-du-scoop) et Pierre Tevanian – auteur
notamment de Politiques de la mémoire. En guise d’invitation à cette
rencontre, voici les premières pages de cet ouvrage.
Au mois de juillet 2020 est paru, sur un site d’extrême droite nommé
Riposte laïque, un appel au pogrom et à l’assassinat politique qui m’a
interpellé. Le texte, inattaquable en justice parce que courageusement
signé sous pseudonyme (Jean d’Acre) et publié sur un site domicilié en
Suisse, appelait explicitement à « l’action directe » en vue de la
« disparition définitive du sol français » des « allogènes », « immigrés »,
et autres « remplaçants » ; il appelait à le faire d’urgence, sous peine de
subir un « génocide » des Blancs ; il appelait enfin à utiliser « tous les
moyens », et notamment à faire couler « le sang des agresseurs, gauchistes,
universitaires, minorités et autres malfaisants ». Si cette prose d’une
violence extrême, mais aussi d’une extrême banalité dans ce genre de
publications, a attiré mon attention, c’était pour une double raison :
d’abord parce qu’elle me visait personnellement, et me désignait même comme
cible, nommément, ensuite parce que le crime qui me valait cette
condamnation à mort était une offense faite à « l’Histoire », à certaines
de ses figures (l’esclavagiste Colbert, notamment) et enfin à des statues.
L’article de ce courageux anonyme réagissait en effet à une tribune publiée
sur Bibliobs
https://lmsi.net/Du-deboulonnage-comme-lecon-d-histoire-et-comme-lieu-de-memoire,
et reprise dans ce livre, consacrée à la controverse sur les statues de
Colbert, et plus largement sur les lieux de mémoire célébrant des
esclavagistes ou des colonialistes. Mon parti pris en faveur du
déboulonnage de ces statues était interprété comme une déclaration de
guerre d’extermination contre « la France », justifiant donc l’autodéfense
par « tous les moyens », y compris les plus sanglants :
*« Par sa radicalité, Pierre Tevanian vient d’adresser une véritable
déclaration de guerre aux Français habitants historiques de ce pays qu’il
faut prendre comme telle. Il est l’agresseur. Comme le Français de souche
est l’agressé, ce dernier est en légitime défense, tout lui est permis
désormais. »*
On ne saurait mieux illustrer la puissance des contentieux mémoriels : une
violence symbolique contre des statues de pierre peut être vécue comme une
menace physique radicale, extrême, mortelle, contre les vivants – et en
tout cas elle peut justifier une réponse sur le terrain de la violence
physique la plus déchaînée :
*« La France est maintenant en état de guerre avec des troupes ennemies
localisées jusque dans les universités et dans les rédactions de certains
journaux, avec au premier rang des assaillants à déboulonner ce philosophe.
Ils ont toutefois oublié que la Marseillaise est encore avec nous, donc
contre eux et leurs semblables, qui autorise tout citoyen qui se sait
français jusqu’au fond de l’âme à lever son bras vengeur sans faille en cas
d’attaque de l’ennemi sur son sol sacré. Tout patriote serait maintenant
fondé à entrer en résistance, monsieur Tevanian et ses troupes ont déclaré
leur intention de s’emparer du pays, puis probablement violer et égorger
vos filles et vos compagnes et exécuter les mâles. Puisque Pierre Tevanian
prend le parti de vouloir faire en France “de l’histoire à coup de marteau”
en voulant réécrire l’Histoire, il serait logique de relever son défi en
faisant de la migration–remigration à coups de marteau également puisque le
pouvoir politique en est incapable. Il serait alors temps de déboulonner et
démolir les figures ennemies de notre patrie en suivant au rasoir les
préconisations et recommandations de Pierre Tevanian, ceci dans le cadre de
la prévention du génocide du Blanc de France programmé tant qu’il en est
encore temps. Il doit être dit que nous n’accepterons ni le sort des
Arméniens, ni le sort des Juifs, les strophes “aux armes citoyens” et “leur
sang impur abreuve nos sillons” doivent résonner dans toutes les villes et
villages, le sang des agresseurs, gauchistes, universitaires, minorités et
autres malfaisants. Puisque cette déclaration de guerre nous met en
situation de réelle légitime défense, leur haine à notre encontre va
obliger à faire sonner le tocsin de leur disparition définitive du sol de
France. »*
Que le sort d’une statue inanimée, qui n’est que le symbole d’une personne
déjà morte, donc elle aussi inanimée, ayant vécu il y a plusieurs siècles,
puisse être identifié purement et simplement à celui d’une nation vivante,
et pris à cœur personnellement par des individus de chair et de sang, comme
s’il en allait de leur propre survie, voilà qui nous montre la porosité
extrême des frontières entre violence symbolique et violence physique,
d’une part, entre passé et présent, d’autre part. Et ce qui vaut pour des
fascistes vaut, cela va de soi, pour des démocrates, même si les
fonctionnements ne sont pas les mêmes. Ce qui vaut pour les suprémacistes
vaut également pour leurs victimes : les torts subis dans le passé ne
passent pas avec le temps qui passe, mais se transforment en traumas, en
rancœurs, en colères, en mille autres choses encore qui en font des torts
toujours présents, actuels, réels et non « seulement symboliques ». Il faut
se rendre à l’évidence : dominants comme dominé·e·s, nous vivons au passé
en même temps qu’au présent, avec des morts comme avec des vivants. Le
passé n’en finit pas de ne pas passer, et les morts s’invitent chez les
vivants, pour le meilleur comme pour le pire.
C’est à plusieurs de ces allers–retours entre passé et présent qu’est
consacré ce livre. Un célèbre humoriste qui multiplie les mauvaises blagues
sur la Shoah ; des activistes qui le soutiennent en invoquant le passé
colonial et esclavagiste ; des candidats à la présidentielle qui tiennent à
faire connaître leur jugement sur le passé colonial de la France (« crime
contre l’humanité » pour certains, « partage culturel » dont il faut être
« fier » pour d’autres [2
https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb2]) ; des sans–papiers
ou des musulmans qui se comparent aux Juif·ve·s de l’entre–deux guerres
pour alerter sur leur oppression, et des campagnes de presse qui se
déchaînent contre de telles analogies ; des statues de Colbert
déboulonnées, dégradées ou simplement contestées ; des ministres et des
éditorialistes qui appellent sans cesse à « retrouver » un âge d’or
républicain, laïque, scolaire, qui se situerait il y a plus d’un siècle :
ce sont toutes ces « guerres des mémoires », et quelques autres qui ont
scandé la dernière décennie, que racontent les treize chapitres de ce livre
– avec un souci constant : penser leur légitimité politique. Il ne s’agit
pas de « politiser la question mémorielle », ni de « l’articuler à la
question sociale », mais de la penser plus simplement, directement,
littéralement, comme une question en elle–même sociale et politique, à part
entière et de longue date.
Les politiques de la mémoire n’ont en effet rien d’une mode récente, quoi
que puissent dire et répéter nombre d’observateurs, désolés la plupart du
temps. Mémoire et politique n’ont attendu ni les « lois mémorielles » sur
l’esclavage ou le génocide des Arménien·ne·s, ni le célèbre discours de
Jacques Chirac sur la rafle du Vel d’Hiv, et pas davantage les réflexions
de Pierre Nora, Paul Ricœur ou Eric Hobsbawm, ni auparavant celles de
Nietzsche ou de Maurice Halbwachs [3
https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb3], pour entretenir des
relations étroites et permanentes.
On peut même dire en un sens qu’il n’y a pas de mémoire sans politique, ni
de politique sans mémoire. Il n’est en effet pas de mémoire qui ne soit
prise d’emblée dans le politique, pour la simple raison qu’une mémoire est
toujours singulière et que les singularités sont toutes, fût–ce à leur
corps défendant, prises dans des rapports de pouvoir – nommés par exemple
racisme, sexisme ou lutte de classe – qui convertissent les différences en
inégalités, et suscitent par là–même de la résistance, de la révolte, de la
conflictualité.
Pour le dire autrement, si l’on admet que se souvenir, et donner forme
sensible à son souvenir, est un besoin humain élémentaire et vital, et si
l’on admet par ailleurs que toute communauté se fonde et se maintient en
bonne partie par la production et la diffusion d’une mémoire commune, si
l’on admet enfin que l’histoire de toute société n’est que l’histoire des
luttes de classes, il -s’ensuit que lesdites luttes de classes prennent
nécessairement la forme, entre mille autres formes, d’une lutte des
mémoires. Moyennant quoi, même lorsqu’une mémoire ne se donne pas
expressément un fondement, une vocation ou une dimension politique, c’est
de toute façon la politique qui vient à elle, par exemple en l’étouffant et
en lui imposant d’avoir à se battre pour simplement exister.
Quant à la réciproque, elle est plus évidente encore : on peut dire sans
exagérer qu’au–delà des questions politiques spécifiques dont au sens
strict l’enjeu est mémoriel, c’est toute politique qui est mémorielle. Il
n’y a de politique que « de la mémoire », au sens où toute politique est le
produit d’une mémoire : il n’est pas de politique qui ne soit enracinée
dans le souvenir – plus ou moins fidèle, plus ou moins réécrit – d’un
épisode passé. Les guerres d’aujourd’hui sont faites des rancœurs d’hier –
aussi bien les guerres militaires que la guerre civile ou que les divers
avatars de ce qu’on nomme la guerre sociale. Si toute revendication
politique vise par définition des temps à venir, plus ou moins proches, où
elle doit obtenir satisfaction, elle s’enracine pourtant, avant tout, dans
un passé, heureux ou malheureux : des torts à réparer, ou un âge d’or à
faire revivre. Soit la mémoire du pire, qui génère la révolte et le « plus
jamais ça », soit celle du meilleur, qui – comme a pu le formuler Nietzsche
– suscite le vœu de « l’éternel retour » [4
https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb4], et constitue la
matière première de tous les idéaux et de toutes les utopies.
Il en va en somme des rêves diurnes de la politique comme des rêves
nocturnes, tels que Freud les a analysés : ils font signe vers l’avenir,
mais tirent leur puissance d’une expérience passée, qu’ils font « revenir »
sous une forme transfigurée, voire inversée, afin d’actualiser des
possibles qui ne l’ont pas été, ou pas assez [5
https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb5]. Pour parler comme
Ernst Bloch, c’est dans des nostalgies et des ressentiments que se
manifestent, se forment et se transforment la « conscience anticipante » et
le « principe-espérance » :
*« Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi
d’elles–mêmes, de l’avenir non advenu devient visible dans le passé, tandis
que du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et
mené à bien devient visible dans l’avenir. »* [6
https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb6]
p.-s.
Ce texte est extrait de Politiques de la mémoire, paru aux Éditions
Amsterdam en 2021.
notes
[1 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh1] Du 12 au 17
octobre, 1, rue Robespierre, métro Mairie d’Ivry. Programme complet ici
.
[2 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh2] Il s’agit,
respectivement, de Philippe Poutou et de François Fillon – le candidat
Macron ayant soutenu, pour sa part, les deux thèses « en même temps » – ou
plus précisément : à quelques jours d’intervalle.
[3 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh3] P. Nora (dir.), *Les
Lieux de mémoire*, nouv. éd., Paris, Gallimard, 1997 ; Paul Ricœur, *La
Mémoire, l’histoire, l’oubli*, Paris, Le Seuil, 2003 ; E. Hobsbawm et T.
Ranger (dir.), L’Invention de la tradition, trad. fr. Ch. Vivier, Paris,
Amsterdam, 2006 ; *Friedrich Nietzsche, Seconde considération intempestive.
De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie*,
trad. fr. H. Albert, Paris, Garnier–Flammarion, 1998 ; Maurice Halbwachs, *Les
Cadres sociaux de la mémoire* et La Mémoire collective, Paris, Albin
Michel, 1994 et 1997.
[4 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh4] Sur l’éternel
retour chez Nietzsche, voir Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. fr.
P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1989 ; Gilles Deleuze, *Nietzsche et la
philosophie*, Paris, Puf, 2005. Sur l’enracinement de l’idéal dans
l’anamnèse des meilleurs moments passés, voir Friedrich Nietzsche,
*Schopenhauer
éducateur*, trad. fr. H. Albert, Wikisource, § 1. Sur le lien entre
offense, ressentiment, révolte et mémoire, voir Friedrich Nietzsche, *La
Généalogie de la morale*, trad. fr. I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris,
Gallimard, 1985.
[5 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh5] Voir Sigmund
Freud, L’Interprétation du rêve, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris, Le
Seuil, 2010.
[6 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh6] Ernst Bloch, *Le
Principe espérance,* trad. fr. F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, t. I.
Voir aussi, du même auteur, L’Esprit de l’utopie, trad. fr. A.-M. Lang et
C. Piron–Audard, Paris, Gallimard, 1977.