politiques de la mémoire - quelques réflexions, un livre, et une rencontre publique par pierre tevanian - 11 octobre 2022

miladyrenoirmiladyrenoir
2024-4-3 19:25

politiques de la mémoire - Quelques réflexions, un livre, et une rencontre

publique par Pierre Tevanian https://lmsi.net/_Pierre-Tevanian_ - 11

octobre 2022

Le récit national a imposé sa version de l’histoire, sa mémoire, ses héros…

en piétinant la vérité historique et une multitude de mémoires : celles des

peuples esclavagisés, colonisés, des immigré·e·s et de leurs descendant•es,

des femmes, ou encore des quartiers populaires. Celles et ceux qui tentent

de bousculer ce récit dominant pour connaître, reconnaître et transmettre

ces mémoires niées, occultées ou falsifiées, peinent à se faire entendre.

Pire, ils et elles font face à des condamnations, visant à discréditer leur

travail et leurs revendications. Ils et elles se voient, notamment,

accusé·e·s de faire ombrage à des commémorations plus officielles,

considérées comme légitimes, et de provoquer une concurrence, voire une

guerre des mémoires. Comment expliquer ces réactions et cette panique face

à l’expression de ces mémoires, face à la simple volonté de redéfinir une

mémoire collective qui les admette, et les respecte ? Comment répondre à de

tels dénigrements ? Comment et pourquoi est-il essentiel de poursuivre ce

travail de mémoire ? Telles sont les questions qui seront évoquées le

vendredi 14 octobre prochain à I’Espace Robespierre d’Ivry-sur-Seine, dans

le cadre de la Semaine décoloniale 2022

https://www.facebook.com/events/ivry-sur-seine-espace-robespierre-2-rue-robespierre/semaine-d%C3%A9coloniale-2022/423189719884430/

[1 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb1], lors d’une une

rencontre intitulée « Mémoire, héritage, transmission », en présence de

Paula Anacaona (éditrice, auteure de *1492, Anacaona, L’insurgée des

Caraïbes*

https://www.anacaona.fr/boutique/1492-anacaona-linsurgee-des-caraibes-voix-decolonises/

), Farid Taalba https://lmsi.net/De-l-art-de-Charonniser-le-17 (directeur

de L’Écho des cités, auteur des Contes de Mimoun Guélaille

https://lmsi.net/Pour-l-amour-du-scoop) et Pierre Tevanian – auteur

notamment de Politiques de la mémoire. En guise d’invitation à cette

rencontre, voici les premières pages de cet ouvrage.

Au mois de juillet 2020 est paru, sur un site d’extrême droite nommé

Riposte laïque, un appel au pogrom et à l’assassinat politique qui m’a

interpellé. Le texte, inattaquable en justice parce que courageusement

signé sous pseudonyme (Jean d’Acre) et publié sur un site domicilié en

Suisse, appelait explicitement à « l’action directe » en vue de la

« disparition définitive du sol français » des « allogènes », « immigrés »,

et autres « remplaçants » ; il appelait à le faire d’urgence, sous peine de

subir un « génocide » des Blancs ; il appelait enfin à utiliser « tous les

moyens », et notamment à faire couler « le sang des agresseurs, gauchistes,

universitaires, minorités et autres malfaisants ». Si cette prose d’une

violence extrême, mais aussi d’une extrême banalité dans ce genre de

publications, a attiré mon attention, c’était pour une double raison :

d’abord parce qu’elle me visait personnellement, et me désignait même comme

cible, nommément, ensuite parce que le crime qui me valait cette

condamnation à mort était une offense faite à « l’Histoire », à certaines

de ses figures (l’esclavagiste Colbert, notamment) et enfin à des statues.

L’article de ce courageux anonyme réagissait en effet à une tribune publiée

sur Bibliobs

https://lmsi.net/Du-deboulonnage-comme-lecon-d-histoire-et-comme-lieu-de-memoire,

et reprise dans ce livre, consacrée à la controverse sur les statues de

Colbert, et plus largement sur les lieux de mémoire célébrant des

esclavagistes ou des colonialistes. Mon parti pris en faveur du

déboulonnage de ces statues était interprété comme une déclaration de

guerre d’extermination contre « la France », justifiant donc l’autodéfense

par « tous les moyens », y compris les plus sanglants :

*« Par sa radicalité, Pierre Tevanian vient d’adresser une véritable

déclaration de guerre aux Français habitants historiques de ce pays qu’il

faut prendre comme telle. Il est l’agresseur. Comme le Français de souche

est l’agressé, ce dernier est en légitime défense, tout lui est permis

désormais. »*

On ne saurait mieux illustrer la puissance des contentieux mémoriels : une

violence symbolique contre des statues de pierre peut être vécue comme une

menace physique radicale, extrême, mortelle, contre les vivants – et en

tout cas elle peut justifier une réponse sur le terrain de la violence

physique la plus déchaînée :

*« La France est maintenant en état de guerre avec des troupes ennemies

localisées jusque dans les universités et dans les rédactions de certains

journaux, avec au premier rang des assaillants à déboulonner ce philosophe.

Ils ont toutefois oublié que la Marseillaise est encore avec nous, donc

contre eux et leurs semblables, qui autorise tout citoyen qui se sait

français jusqu’au fond de l’âme à lever son bras vengeur sans faille en cas

d’attaque de l’ennemi sur son sol sacré. Tout patriote serait maintenant

fondé à entrer en résistance, monsieur Tevanian et ses troupes ont déclaré

leur intention de s’emparer du pays, puis probablement violer et égorger

vos filles et vos compagnes et exécuter les mâles. Puisque Pierre Tevanian

prend le parti de vouloir faire en France “de l’histoire à coup de marteau”

en voulant réécrire l’Histoire, il serait logique de relever son défi en

faisant de la migration–remigration à coups de marteau également puisque le

pouvoir politique en est incapable. Il serait alors temps de déboulonner et

démolir les figures ennemies de notre patrie en suivant au rasoir les

préconisations et recommandations de Pierre Tevanian, ceci dans le cadre de

la prévention du génocide du Blanc de France programmé tant qu’il en est

encore temps. Il doit être dit que nous n’accepterons ni le sort des

Arméniens, ni le sort des Juifs, les strophes “aux armes citoyens” et “leur

sang impur abreuve nos sillons” doivent résonner dans toutes les villes et

villages, le sang des agresseurs, gauchistes, universitaires, minorités et

autres malfaisants. Puisque cette déclaration de guerre nous met en

situation de réelle légitime défense, leur haine à notre encontre va

obliger à faire sonner le tocsin de leur disparition définitive du sol de

France. »*

Que le sort d’une statue inanimée, qui n’est que le symbole d’une personne

déjà morte, donc elle aussi inanimée, ayant vécu il y a plusieurs siècles,

puisse être identifié purement et simplement à celui d’une nation vivante,

et pris à cœur personnellement par des individus de chair et de sang, comme

s’il en allait de leur propre survie, voilà qui nous montre la porosité

extrême des frontières entre violence symbolique et violence physique,

d’une part, entre passé et présent, d’autre part. Et ce qui vaut pour des

fascistes vaut, cela va de soi, pour des démocrates, même si les

fonctionnements ne sont pas les mêmes. Ce qui vaut pour les suprémacistes

vaut également pour leurs victimes : les torts subis dans le passé ne

passent pas avec le temps qui passe, mais se transforment en traumas, en

rancœurs, en colères, en mille autres choses encore qui en font des torts

toujours présents, actuels, réels et non « seulement symboliques ». Il faut

se rendre à l’évidence : dominants comme dominé·e·s, nous vivons au passé

en même temps qu’au présent, avec des morts comme avec des vivants. Le

passé n’en finit pas de ne pas passer, et les morts s’invitent chez les

vivants, pour le meilleur comme pour le pire.

C’est à plusieurs de ces allers–retours entre passé et présent qu’est

consacré ce livre. Un célèbre humoriste qui multiplie les mauvaises blagues

sur la Shoah ; des activistes qui le soutiennent en invoquant le passé

colonial et esclavagiste ; des candidats à la présidentielle qui tiennent à

faire connaître leur jugement sur le passé colonial de la France (« crime

contre l’humanité » pour certains, « partage culturel » dont il faut être

« fier » pour d’autres [2

https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb2]) ; des sans–papiers

ou des musulmans qui se comparent aux Juif·ve·s de l’entre–deux guerres

pour alerter sur leur oppression, et des campagnes de presse qui se

déchaînent contre de telles analogies ; des statues de Colbert

déboulonnées, dégradées ou simplement contestées ; des ministres et des

éditorialistes qui appellent sans cesse à « retrouver » un âge d’or

républicain, laïque, scolaire, qui se situerait il y a plus d’un siècle :

ce sont toutes ces « guerres des mémoires », et quelques autres qui ont

scandé la dernière décennie, que racontent les treize chapitres de ce livre

– avec un souci constant : penser leur légitimité politique. Il ne s’agit

pas de « politiser la question mémorielle », ni de « l’articuler à la

question sociale », mais de la penser plus simplement, directement,

littéralement, comme une question en elle–même sociale et politique, à part

entière et de longue date.

Les politiques de la mémoire n’ont en effet rien d’une mode récente, quoi

que puissent dire et répéter nombre d’observateurs, désolés la plupart du

temps. Mémoire et politique n’ont attendu ni les « lois mémorielles » sur

l’esclavage ou le génocide des Arménien·ne·s, ni le célèbre discours de

Jacques Chirac sur la rafle du Vel d’Hiv, et pas davantage les réflexions

de Pierre Nora, Paul Ricœur ou Eric Hobsbawm, ni auparavant celles de

Nietzsche ou de Maurice Halbwachs [3

https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb3], pour entretenir des

relations étroites et permanentes.

On peut même dire en un sens qu’il n’y a pas de mémoire sans politique, ni

de politique sans mémoire. Il n’est en effet pas de mémoire qui ne soit

prise d’emblée dans le politique, pour la simple raison qu’une mémoire est

toujours singulière et que les singularités sont toutes, fût–ce à leur

corps défendant, prises dans des rapports de pouvoir – nommés par exemple

racisme, sexisme ou lutte de classe – qui convertissent les différences en

inégalités, et suscitent par là–même de la résistance, de la révolte, de la

conflictualité.

Pour le dire autrement, si l’on admet que se souvenir, et donner forme

sensible à son souvenir, est un besoin humain élémentaire et vital, et si

l’on admet par ailleurs que toute communauté se fonde et se maintient en

bonne partie par la production et la diffusion d’une mémoire commune, si

l’on admet enfin que l’histoire de toute société n’est que l’histoire des

luttes de classes, il -s’ensuit que lesdites luttes de classes prennent

nécessairement la forme, entre mille autres formes, d’une lutte des

mémoires. Moyennant quoi, même lorsqu’une mémoire ne se donne pas

expressément un fondement, une vocation ou une dimension politique, c’est

de toute façon la politique qui vient à elle, par exemple en l’étouffant et

en lui imposant d’avoir à se battre pour simplement exister.

Quant à la réciproque, elle est plus évidente encore : on peut dire sans

exagérer qu’au–delà des questions politiques spécifiques dont au sens

strict l’enjeu est mémoriel, c’est toute politique qui est mémorielle. Il

n’y a de politique que « de la mémoire », au sens où toute politique est le

produit d’une mémoire : il n’est pas de politique qui ne soit enracinée

dans le souvenir – plus ou moins fidèle, plus ou moins réécrit – d’un

épisode passé. Les guerres d’aujourd’hui sont faites des rancœurs d’hier –

aussi bien les guerres militaires que la guerre civile ou que les divers

avatars de ce qu’on nomme la guerre sociale. Si toute revendication

politique vise par définition des temps à venir, plus ou moins proches, où

elle doit obtenir satisfaction, elle s’enracine pourtant, avant tout, dans

un passé, heureux ou malheureux : des torts à réparer, ou un âge d’or à

faire revivre. Soit la mémoire du pire, qui génère la révolte et le « plus

jamais ça », soit celle du meilleur, qui – comme a pu le formuler Nietzsche

– suscite le vœu de « l’éternel retour » [4

https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb4], et constitue la

matière première de tous les idéaux et de toutes les utopies.

Il en va en somme des rêves diurnes de la politique comme des rêves

nocturnes, tels que Freud les a analysés : ils font signe vers l’avenir,

mais tirent leur puissance d’une expérience passée, qu’ils font « revenir »

sous une forme transfigurée, voire inversée, afin d’actualiser des

possibles qui ne l’ont pas été, ou pas assez [5

https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb5]. Pour parler comme

Ernst Bloch, c’est dans des nostalgies et des ressentiments que se

manifestent, se forment et se transforment la « conscience anticipante » et

le « principe-espérance » :

*« Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi

d’elles–mêmes, de l’avenir non advenu devient visible dans le passé, tandis

que du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et

mené à bien devient visible dans l’avenir. »* [6

https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nb6]

p.-s.

Ce texte est extrait de Politiques de la mémoire, paru aux Éditions

Amsterdam en 2021.

notes

[1 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh1] Du 12 au 17

octobre, 1, rue Robespierre, métro Mairie d’Ivry. Programme complet ici

https://www.facebook.com/events/ivry-sur-seine-espace-robespierre-2-rue-robespierre/semaine-d%C3%A9coloniale-2022/423189719884430/

.

[2 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh2] Il s’agit,

respectivement, de Philippe Poutou et de François Fillon – le candidat

Macron ayant soutenu, pour sa part, les deux thèses « en même temps » – ou

plus précisément : à quelques jours d’intervalle.

[3 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh3] P. Nora (dir.), *Les

Lieux de mémoire*, nouv. éd., Paris, Gallimard, 1997 ; Paul Ricœur, *La

Mémoire, l’histoire, l’oubli*, Paris, Le Seuil, 2003 ; E. Hobsbawm et T.

Ranger (dir.), L’Invention de la tradition, trad. fr. Ch. Vivier, Paris,

Amsterdam, 2006 ; *Friedrich Nietzsche, Seconde considération intempestive.

De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie*,

trad. fr. H. Albert, Paris, Garnier–Flammarion, 1998 ; Maurice Halbwachs, *Les

Cadres sociaux de la mémoire* et La Mémoire collective, Paris, Albin

Michel, 1994 et 1997.

[4 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh4] Sur l’éternel

retour chez Nietzsche, voir Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. fr.

P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1989 ; Gilles Deleuze, *Nietzsche et la

philosophie*, Paris, Puf, 2005. Sur l’enracinement de l’idéal dans

l’anamnèse des meilleurs moments passés, voir Friedrich Nietzsche,

*Schopenhauer

éducateur*, trad. fr. H. Albert, Wikisource, § 1. Sur le lien entre

offense, ressentiment, révolte et mémoire, voir Friedrich Nietzsche, *La

Généalogie de la morale*, trad. fr. I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris,

Gallimard, 1985.

[5 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh5] Voir Sigmund

Freud, L’Interprétation du rêve, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris, Le

Seuil, 2010.

[6 https://lmsi.net/Politiques-de-la-memoire-2237#nh6] Ernst Bloch, *Le

Principe espérance,* trad. fr. F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, t. I.

Voir aussi, du même auteur, L’Esprit de l’utopie, trad. fr. A.-M. Lang et

C. Piron–Audard, Paris, Gallimard, 1977.