RÉHUMANISER LES PERSONNES DÉCÉDÉES EN MÉDITERRANÉE
Rédigé par : https://www.1538mediterranee.com/author/Coline Charbonnier
https://www.1538mediterranee.com/author/coline-charbonnier/
Au-delà d’un bilan chiffré, les personnes décédées sont des personnes, avec
une histoire et des proches. Dans un contexte de guerre comme un contexte
migratoire, lutter contre la déshumanisation permet à plusieurs acteurs de
faire passer des messages politiques.
Il y a d’abord ces noms, écrits au stylo sur les bras par des enfants de
Gaza et dont les images ont circulé sur les réseaux sociaux ces derniers
jours. Un prénom, une date de naissance, pour être identifié, pour dire
qu’on a existé. Alors que dans la nuit de vendredi 27 à samedi 28 octobre
la guerre en Israël et en Palestine est entrée dans une nouvelle phase
selon les termes de l’état-major israélien, les Palestiniens bloqués au
nord de Gaza subissent des bombardements intensifs. Le territoire est
d’ailleurs aujourd’hui décrit comme un “champ de bataille” par l’armée
israélienne.
https://www.instagram.com/mazenkerbaj/
Jour après jour, les bilans sont diffusés. Le Hamas, qui a pris le pouvoir
sur Gaza depuis 2007, publie le décompte quotidien des victimes du conflit
côté palestinien. Des chiffres repris dans les médias qui donnent
l’impression d’une masse d’êtres humains non-identifiables ; plus de 8 000
personnes décédées à ce jour, dont 40% sont des enfants selon l’ONG Save
the Children qui publiait dimanche 29 octobre un communiqué pour alerter
sur cette réalité : 3 257 enfants sont morts depuis le début de l’offensive
israélienne en réponse aux attaques meurtrières du Hamas contre des civils
israéliens le 7 octobre. En trois semaines, le nombre d’enfants tués a
dépassé le bilan de l’année 2019.
A ce jour, l’OMS indique également qu’un millier de corps non identifiés
seraient ensevelis sous les décombres à Gaza. Derrière les statistiques, la
peur d’être oublié, que son corps disparaisse sans identité, comme le
rappelle les mots de la journaliste palestinienne Plestia Alaqad qui rend
compte du conflit sur son compte Instagram : “je perds mes mots à ce stade…
à chaque minute, Gaza pourrait être effacée et personne ne saurait rien… je
pourrais être tuée à chaque instant, et le plus effrayant est que
peut-être, personne n’arrivera à retrouver mon corps mort, et il n’y aura
peut être plus rien de moi-même à enterrer”, a-t-elle écrit le 28 octobre
alors qu’Israël annonçait lancer la seconde phase de son offensive sur Gaza
et intensifiait les bombardements sur l’enclave.
Ces chiffres égrenés au fil des semaines rappellent d’autres drames,
d’autres disparitions silencieuses et invisibles. En Palestine, comme en
haute mer depuis le début des années 2010, invisibiliser, nier la présence
des corps participe au processus de déshumanisation. Il vient illustrer la
hiérarchie des décès entre ceux que l’on montre, que l’on médiatise et que
l’on prend en compte et ceux que certains préfèrent laisser dans une masse
incertaine. Dans les différents cas, il y a les dominés et les dominants.
Un processus politique qui n’est pas inéluctable et qu’il est possible de
dénoncer et de dépasser.
Au-delà des bilans qui paraissent importants à diffuser pour montrer
l’ampleur du drame qui se joue à Gaza, certains souhaitent donc aujourd’hui
réhumaniser les victimes, mettre un visage, un parcours, une histoire pour
ne pas oublier que sous les bombes se sont des humains qui disparaissent :
“On peut continuer à rafraîchir le bilan du nombre de morts à Gaza de
manière froide et désintéressée ou bien on peut considérer que ces femmes,
ces hommes, ont des visages, des noms, des histoires”, explique le
journaliste du Parisien Merwane Mehadji sur le réseau social X
(anciennement Twitter). Sur son compte, il publie des photos et des courtes
biographies de certains des invisibles décédés à Gaza : l’autrice Heba Abu
Nada, 32 ans, Ibraheem Lafi, photoreporter, 21 ans, Areej, dentiste, 25 ans
qui devait se marier dans quelques jours.
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Compte du journaliste Merwane Mehadji
https://twitter.com/MerwaneMeh/status/1717168457429447131
Sur le site de l’ONG Visualizing Palestine c’est la campagne We Had Dreams
qui met des mots sur les peurs et les aspirations des personnes prises au
piège dans Gaza bombardée :
“Si je meurs, rappelez-vous que nous étions des individus, des humains, que
nous avions des noms, des rêves, des projets et que notre seul défaut était
d’être classé comme inférieurs », Belal Aldbabbour.
https://wehaddreams.com/?blm_aid=3581962241
Ces initiatives posent un des enjeux actuels du conflit : mettre un visage
c’est humaniser les victimes alors que dans de nombreuses déclarations de
responsables politiques en Europe et aux États-Unis, il est courant de
parler uniquement du Hamas comme cible des Israéliens. Hillary Clinton dit
ainsi “ceux qui demandent un cessez-le-feu ne comprennent pas qui est le
Hamas”. Cela revient alors à annuler la présence de civils à Gaza ou à
faire des habitants des terroristes.
https://twitter.com/CBSEveningNews/status/1718681711133794405
Du côté des autorités israéliennes, certaines personnalités politiques
nient même l’humanité des habitants de Gaza : « J’ai ordonné un siège
complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de
nourriture, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons des animaux
humains et nous agissons en conséquence », déclarait ainsi le ministre XX
le XX octobre.
“Nous sommes en présence d’un désir d’éradiquer les Palestinien.ne.s, si ce
n’est de la terre, de la vie politique terrestre”, analyse la chercheuse
Samera Esmeir au regard de cette déclaration. Dans un article publié en
anglais
sur
le site du média égyptien Mada Masr, elle explique : “ Nous sommes en
présence d’une entreprise coloniale qui tente de détruire ce qui a échappé
à la destruction pendant et après les cycles précédents de conquête et de
dévastation – cycles qui ont commencé en 1948. Nous sommes en présence
d’une volonté coloniale d’effacer l’autochtone.” Remontant l’histoire de la
création de l’État d’Israël, la professeure associée du département de
rhétorique de l’université de Berkeley en Grande-Bretagne développe pour
démontrer la construction au fil des années d’une dénégation d’accorder un
statut civil aux Palestiniens : “La société palestinienne a été détruite en
déconnectés et séparés par des colonies. Il n’y a pas de forme d’État,
d’armée permanente, d’étendue de territoire ou de position civile. Au lieu
de cela, il y a de nombreux camps de réfugiés, des familles dépossédées et
des sujets en lutte. Tout ce qui pourrait favoriser la normalité civile est
déjà visé par l’occupation israélienne, qu’il s’agisse de maisons,
d’écoles, d’ONG, de centres culturels ou d’universités. Comparée à l’autre
côté de la ligne verte, la vie en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, où
se concentre la violence israélienne à l’encontre des Palestinien.ne.s,
n’autorise aucune normalité civile”.
Selon les statistiques de l’ONG israélienne pour la défense des droits
humains B’Tselem https://www.btselem.org/statistics, plus de 10 500
Palestiniens ont été tués par les forces israéliennes depuis le début de la
2nde Intifada en 2000. L’ONG a entrepris un travail de vérification de
“B’Tselem examine les circonstances de chaque décès, notamment en
recensant les témoignages oculaires lorsque cela est possible et en
rassemblant des documents officiels (copies de pièces d’identité, actes de
décès et dossiers médicaux), des photographies et des séquences vidéo”,
peut-on lire sur le site de l’organisation. Un travail de recensement et
d’identification qui répond également à l’enjeu de garder traces des
victimes du conflit au fil des années. Une position que l’organisation
défend depuis sa création : “Depuis la création de B’Tselem en 1989, nous
documentons, recherchons et publions des statistiques, des témoignages, des
séquences vidéo, des prises de position et des rapports sur les violations
des droits humains commises par Israël dans les territoires occupés.”,
peut-on lire sur le site internet de l’ONG. Une position énoncée dans le
nom même de l’association puisque B’Tselem signifie en Hébreu “à l’image
de” selon un verset de la Genèse (premier livre de la Torah juive et de la
Bible chrétienne) qui considère : “Le nom exprime l’attendu moral universel
et juif de respecter et de faire respecter les droits humains de tous”.
Un enjeu qui rappelle celui de la disparition de personnes migrantes
anonymes en Méditerranée. Des corps avalés par la mer que la médecin
légiste italienne Cristina Cattaneo et son équipe tentent, elles-aussi,
d’identifier. Son livre Naufragés sans visage a été traduit en français en
une entité abstraite, notamment dans les discours politiques des extrêmes
en Europe. “Lorsque l’on identifie ces gens, il est aussi plus difficile de
détourner les yeux de la situation”, expliquait-elle au micro de France
Culture
Un travail qu’elle réalise au sein de l’université de Milan depuis 1995 au
début à propos des inconnus de la rue décédés. En 2013, les inconnus de la
migration prennent de plus en plus de place dans son travail du fait de la
catastrophe grandissante en haute mer.
Comme à Gaza, les personnes migrantes sont conscientes de la possibilité de
disparaître sans laisser de traces. Dans son travail à la frontière entre
l’Espagne et le Maroc, l’anthropologue Carolina Kobelinsky relève : «
Toutes les personnes rencontrées parlent de la mort, des morts laissés en
route, des stratégies pour y faire face. De l’éventualité de sa propre
mort. La mort est présente dans les discours quotidiennement, autant que la
musique, le foot,… ». Elle décide donc d’intégrer à son terrain de
recherche l’omniprésence de la mort comme potentialité dans les récits des
personnes qui traversent la frontière. A la frontière entre le Maroc et
l’Espagne au niveau de Melilla et Nador, il est aussi question de la
disparition des corps à la « barrière », notamment lors des
confrontations avec la gendarmerie marocaine ou la guardia civile espagnole.
« Ces corps disparaissent : enterrés dans des fosses communes, avalés par
la terre, toutes sortes de théories circulent parmi les migrants. Cela
renforce l’idée qu’il s’agit non seulement d’une peur de la mort mais
encore plus celle de la disparition totale. Ils sont partis comme anonymes
socialement, et ils atteignent l’anonymat de la mort avec la volatilisation
du corps. »
« Le plus important pour les jeunes rencontrés est de mettre en place une
stratégie pour faire en sorte que les familles reçoivent la nouvelle du
décès. Interviennent alors de véritables « pactes », où l’on apprend le
numéro de téléphone par cœur de la famille de l’autre pour faire passer ce
message : « J’ai fait tout ce que j’ai pu pour avoir une vie meilleure »,
jusqu’à la mort.