RÉHUMANISER LES PERSONNES DÉCÉDÉES EN MÉDITERRANÉE Rédigé par : Coline Charbonnier

miladyrenoirmiladyrenoir
2024-4-3 13:39

RÉHUMANISER LES PERSONNES DÉCÉDÉES EN MÉDITERRANÉE

Rédigé par : https://www.1538mediterranee.com/author/Coline Charbonnier

https://www.1538mediterranee.com/author/coline-charbonnier/

Au-delà d’un bilan chiffré, les personnes décédées sont des personnes, avec

une histoire et des proches. Dans un contexte de guerre comme un contexte

migratoire, lutter contre la déshumanisation permet à plusieurs acteurs de

faire passer des messages politiques.

Il y a d’abord ces noms, écrits au stylo sur les bras par des enfants de

Gaza et dont les images ont circulé sur les réseaux sociaux ces derniers

jours. Un prénom, une date de naissance, pour être identifié, pour dire

qu’on a existé. Alors que dans la nuit de vendredi 27 à samedi 28 octobre

la guerre en Israël et en Palestine est entrée dans une nouvelle phase

selon les termes de l’état-major israélien, les Palestiniens bloqués au

nord de Gaza subissent des bombardements intensifs. Le territoire est

d’ailleurs aujourd’hui décrit comme un “champ de bataille” par l’armée

israélienne.

https://www.instagram.com/mazenkerbaj/

Jour après jour, les bilans sont diffusés. Le Hamas, qui a pris le pouvoir

sur Gaza depuis 2007, publie le décompte quotidien des victimes du conflit

côté palestinien. Des chiffres repris dans les médias qui donnent

l’impression d’une masse d’êtres humains non-identifiables ; plus de 8 000

personnes décédées à ce jour, dont 40% sont des enfants selon l’ONG Save

the Children qui publiait dimanche 29 octobre un communiqué pour alerter

sur cette réalité : 3 257 enfants sont morts depuis le début de l’offensive

israélienne en réponse aux attaques meurtrières du Hamas contre des civils

israéliens le 7 octobre. En trois semaines, le nombre d’enfants tués a

dépassé le bilan de l’année 2019.

A ce jour, l’OMS indique également qu’un millier de corps non identifiés

seraient ensevelis sous les décombres à Gaza. Derrière les statistiques, la

peur d’être oublié, que son corps disparaisse sans identité, comme le

rappelle les mots de la journaliste palestinienne Plestia Alaqad qui rend

compte du conflit sur son compte Instagram : “je perds mes mots à ce stade…

à chaque minute, Gaza pourrait être effacée et personne ne saurait rien… je

pourrais être tuée à chaque instant, et le plus effrayant est que

peut-être, personne n’arrivera à retrouver mon corps mort, et il n’y aura

peut être plus rien de moi-même à enterrer”, a-t-elle écrit le 28 octobre

alors qu’Israël annonçait lancer la seconde phase de son offensive sur Gaza

et intensifiait les bombardements sur l’enclave.

Ces chiffres égrenés au fil des semaines rappellent d’autres drames,

d’autres disparitions silencieuses et invisibles. En Palestine, comme en

haute mer depuis le début des années 2010, invisibiliser, nier la présence

des corps participe au processus de déshumanisation. Il vient illustrer la

hiérarchie des décès entre ceux que l’on montre, que l’on médiatise et que

l’on prend en compte et ceux que certains préfèrent laisser dans une masse

incertaine. Dans les différents cas, il y a les dominés et les dominants.

Un processus politique qui n’est pas inéluctable et qu’il est possible de

dénoncer et de dépasser.

Au-delà des bilans qui paraissent importants à diffuser pour montrer

l’ampleur du drame qui se joue à Gaza, certains souhaitent donc aujourd’hui

réhumaniser les victimes, mettre un visage, un parcours, une histoire pour

ne pas oublier que sous les bombes se sont des humains qui disparaissent :

“On peut continuer à rafraîchir le bilan du nombre de morts à Gaza de

manière froide et désintéressée ou bien on peut considérer que ces femmes,

ces hommes, ont des visages, des noms, des histoires”, explique le

journaliste du Parisien Merwane Mehadji sur le réseau social X

(anciennement Twitter). Sur son compte, il publie des photos et des courtes

biographies de certains des invisibles décédés à Gaza : l’autrice Heba Abu

Nada, 32 ans, Ibraheem Lafi, photoreporter, 21 ans, Areej, dentiste, 25 ans

qui devait se marier dans quelques jours.

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Compte du journaliste Merwane Mehadji

https://twitter.com/MerwaneMeh/status/1717168457429447131

Sur le site de l’ONG Visualizing Palestine c’est la campagne We Had Dreams

qui met des mots sur les peurs et les aspirations des personnes prises au

piège dans Gaza bombardée :

“Si je meurs, rappelez-vous que nous étions des individus, des humains, que

nous avions des noms, des rêves, des projets et que notre seul défaut était

d’être classé comme inférieurs », Belal Aldbabbour.

https://wehaddreams.com/?blm_aid=3581962241

Ces initiatives posent un des enjeux actuels du conflit : mettre un visage

c’est humaniser les victimes alors que dans de nombreuses déclarations de

responsables politiques en Europe et aux États-Unis, il est courant de

parler uniquement du Hamas comme cible des Israéliens. Hillary Clinton dit

ainsi “ceux qui demandent un cessez-le-feu ne comprennent pas qui est le

Hamas”. Cela revient alors à annuler la présence de civils à Gaza ou à

faire des habitants des terroristes.

https://twitter.com/CBSEveningNews/status/1718681711133794405

Du côté des autorités israéliennes, certaines personnalités politiques

nient même l’humanité des habitants de Gaza : « J’ai ordonné un siège

complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de

nourriture, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons des animaux

humains et nous agissons en conséquence », déclarait ainsi le ministre XX

le XX octobre.

“Nous sommes en présence d’un désir d’éradiquer les Palestinien.ne.s, si ce

n’est de la terre, de la vie politique terrestre”, analyse la chercheuse

Samera Esmeir au regard de cette déclaration. Dans un article publié en

anglais

https://www.madamasr.com/en/2023/10/14/opinion/politics/to-say-and-think-a-life-beyond-what-settler-colonialism-has-made/

sur

le site du média égyptien Mada Masr, elle explique : “ Nous sommes en

présence d’une entreprise coloniale qui tente de détruire ce qui a échappé

à la destruction pendant et après les cycles précédents de conquête et de

dévastation – cycles qui ont commencé en 1948. Nous sommes en présence

d’une volonté coloniale d’effacer l’autochtone.” Remontant l’histoire de la

création de l’État d’Israël, la professeure associée du département de

rhétorique de l’université de Berkeley en Grande-Bretagne développe pour

démontrer la construction au fil des années d’une dénégation d’accorder un

statut civil aux Palestiniens : “La société palestinienne a été détruite en

  1. Les territoires occupés en 1967 ont été délibérément fragmentés,

déconnectés et séparés par des colonies. Il n’y a pas de forme d’État,

d’armée permanente, d’étendue de territoire ou de position civile. Au lieu

de cela, il y a de nombreux camps de réfugiés, des familles dépossédées et

des sujets en lutte. Tout ce qui pourrait favoriser la normalité civile est

déjà visé par l’occupation israélienne, qu’il s’agisse de maisons,

d’écoles, d’ONG, de centres culturels ou d’universités. Comparée à l’autre

côté de la ligne verte, la vie en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, où

se concentre la violence israélienne à l’encontre des Palestinien.ne.s,

n’autorise aucune normalité civile”.

Selon les statistiques de l’ONG israélienne pour la défense des droits

humains B’Tselem https://www.btselem.org/statistics, plus de 10 500

Palestiniens ont été tués par les forces israéliennes depuis le début de la

2nde Intifada en 2000. L’ONG a entrepris un travail de vérification de

chaque décès, que la personne soit palestinienne, israélienne ou étrangère

“B’Tselem examine les circonstances de chaque décès, notamment en

recensant les témoignages oculaires lorsque cela est possible et en

rassemblant des documents officiels (copies de pièces d’identité, actes de

décès et dossiers médicaux), des photographies et des séquences vidéo”,

peut-on lire sur le site de l’organisation. Un travail de recensement et

d’identification qui répond également à l’enjeu de garder traces des

victimes du conflit au fil des années. Une position que l’organisation

défend depuis sa création : “Depuis la création de B’Tselem en 1989, nous

documentons, recherchons et publions des statistiques, des témoignages, des

séquences vidéo, des prises de position et des rapports sur les violations

des droits humains commises par Israël dans les territoires occupés.”,

peut-on lire sur le site internet de l’ONG. Une position énoncée dans le

nom même de l’association puisque B’Tselem signifie en Hébreu “à l’image

de” selon un verset de la Genèse (premier livre de la Torah juive et de la

Bible chrétienne) qui considère : “Le nom exprime l’attendu moral universel

et juif de respecter et de faire respecter les droits humains de tous”.

Un enjeu qui rappelle celui de la disparition de personnes migrantes

anonymes en Méditerranée. Des corps avalés par la mer que la médecin

légiste italienne Cristina Cattaneo et son équipe tentent, elles-aussi,

d’identifier. Son livre Naufragés sans visage a été traduit en français en

  1. Une manière de lutter contre la figure du migrant qui devient parfois

une entité abstraite, notamment dans les discours politiques des extrêmes

en Europe. “Lorsque l’on identifie ces gens, il est aussi plus difficile de

détourner les yeux de la situation”, expliquait-elle au micro de France

Culture

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/matieres-a-penser/l-enjeu-de-l-identification-des-corps-repeches-en-mediterranee-4530081.

Un travail qu’elle réalise au sein de l’université de Milan depuis 1995 au

début à propos des inconnus de la rue décédés. En 2013, les inconnus de la

migration prennent de plus en plus de place dans son travail du fait de la

catastrophe grandissante en haute mer.

Comme à Gaza, les personnes migrantes sont conscientes de la possibilité de

disparaître sans laisser de traces. Dans son travail à la frontière entre

l’Espagne et le Maroc, l’anthropologue Carolina Kobelinsky relève : «

Toutes les personnes rencontrées parlent de la mort, des morts laissés en

route, des stratégies pour y faire face. De l’éventualité de sa propre

mort. La mort est présente dans les discours quotidiennement, autant que la

musique, le foot,… ». Elle décide donc d’intégrer à son terrain de

recherche l’omniprésence de la mort comme potentialité dans les récits des

personnes qui traversent la frontière. A la frontière entre le Maroc et

l’Espagne au niveau de Melilla et Nador, il est aussi question de la

disparition des corps à la « barrière », notamment lors des

confrontations avec la gendarmerie marocaine ou la guardia civile espagnole.

« Ces corps disparaissent : enterrés dans des fosses communes, avalés par

la terre, toutes sortes de théories circulent parmi les migrants. Cela

renforce l’idée qu’il s’agit non seulement d’une peur de la mort mais

encore plus celle de la disparition totale. Ils sont partis comme anonymes

socialement, et ils atteignent l’anonymat de la mort avec la volatilisation

du corps. »

« Le plus important pour les jeunes rencontrés est de mettre en place une

stratégie pour faire en sorte que les familles reçoivent la nouvelle du

décès. Interviennent alors de véritables « pactes », où l’on apprend le

numéro de téléphone par cœur de la famille de l’autre pour faire passer ce

message : « J’ai fait tout ce que j’ai pu pour avoir une vie meilleure »,

jusqu’à la mort.