LES CORPS, OBJETS DE RÉPRESSION MAIS AUSSI LIEUX DE RÉSISTANCE ET DE SUBJECTIVATION de Coline Charbonnier

miladyrenoirmiladyrenoir
2024-4-3 13:37

LES CORPS, OBJETS DE RÉPRESSION MAIS AUSSI LIEUX DE RÉSISTANCE ET DE

SUBJECTIVATION

L’Actu https://www.1538mediterranee.com/actu-1538/ | Lettre hebdo #24

https://www.1538mediterranee.com/dossiers/lettre-hebdo-24/

Rédigé par : https://www.1538mediterranee.com/author/Coline Charbonnier

https://www.1538mediterranee.com/author/coline-charbonnier/

Mis à jour le 14/11/2023 | Publié le 31/10/2023

“Corps et colonialité, ce que le racisme fait au corps”, les sciences

sociales interrogent cette problématique dans un cycle de rencontres et

ateliers à Marseille organisé par l’association Approches Cultures et

Territoires. Soraya Guendouz Arab, la directrice de l’association, décrypte

avec nous les enjeux de ces questions.

POURQUOI AVOIR VOULU QUESTIONNER L’ENJEU DU RACISME ET CE QUE CELA FAIT AU

CORPS DANS UN CONTEXTE DE COLONIALITÉ ?

Après avoir consacré un premier cycle au racisme structurel puis au trauma

colonial, le centre de ressources Approches Cultures et Territoires (ACT) a

fait le choix cette année de s’intéresser à la question du corps en

contexte colonial et postcolonial

https://www.approches.fr/corps-et-colonialite-ce-que-le-racisme-fait-au-corps/

.

Ce cycle nous est apparu comme une urgence politique et éthique mais aussi

corporelle, comme une nécessité vitale de revenir sur le passé colonial,

afin d’en escamoter les survivances, de les soigner et de les dépasser.

Il s’agit de s’intéresser au corps dans sa dimension plurielle reconstruite

à partir de différentes approches disciplinaires comme autant de réalités

corporelles. Un corps, des corps inscrits dans une filiation, celle de

l’histoire coloniale et des luttes des quartiers populaires. Des

chercheurs, des psychologues, des militants, des artistes pendant quatre

mois s’interrogent sur cet héritage, identifiant ces corps comme objets de

répression mais aussi comme lieux de résistance et de subjectivation.

A travers cette série de rencontres, nous poursuivons trois objectifs :

souligner l’existence d’un continuum colonial de la société française à

l’égard des habitants des quartiers populaires; fabriquer de nouveaux

savoirs collectifs en alliant les approches scientifiques et intimes;

réaliser un plaidoyer pour lutter contre le racisme structurel.

Nous avons souhaité également ouvrir des espaces nous permettant

d’expérimenter des ateliers d’art-thérapie, d’écriture et de cinéma au

croisement de l’intime, du politique et du soin et mettre ainsi au centre

de nos échanges la dimension esthétique et la création comme enjeu

politique. Il s’agit aussi de rendre visible à une échelle infrapolitique

la manière dont la danse, les mouvements corporels sont charnellement liés

aux résistances et révolutions passées.

Questionner le racisme en contexte de colonialité à partir du corps, c’est

aussi prendre soin collectivement de nos « blessures sacrées » et fabriquer

des espaces de résistances qui par notre volonté même de se rassembler

constitue un acte subversif à l’heure où la dimension collective est

fortement réprimée.

COMMENT AVEZ-VOUS CHOISI LES INTERVENANTES ET INTERVENANTS ET LES

ARTICULATIONS ENTRE ELLES ET EUX AU FIL DES RENCONTRES ?

Nous souhaitions mettre la focale sur les corps minorisés, racisés,

infériorisés, déshumanisés.

Ce faisant, la question de la subjectivité nous est très vite apparue comme

centrale, significative. Au lieu de la refouler, nous avons voulu la

cultiver dans un souci permanent de préserver des âmes brutalisées par une

histoire de l’oppression toujours à l’œuvre mais aussi dans une volonté

éthique et politique de dénoncer les usages universalistes des discours

dominants sur des corps dévitalisés, dénués d’humanité et de construire une

pensée critique nous permettant de mieux habiter ce monde.

Nous avons voulu restituer la complexité des corps en contexte colonial et

postcolonial sous l’angle de la littérature, de la sociologie, de la

psychologie mais aussi à travers une dimension artistique que le cinéma et

l’art thérapie nous permettent d’appréhender.

L’idée est de produire une narration située, incarnée à partir aussi d’une

critique sur la manière dont les savoirs autour du corps sont construits et

la manière dont l’épistémicide (le meurtre, la réduction au silence,

l’annihilation ou la dévalorisation d’un système de connaissances, NDLR)

participe de notre dépossession. L’épistémicide reste une matrice

essentielle du pouvoir dans la constitution de groupes sociaux assignés à

une non humanité mais aussi dans la constitution de savoirs liés au pouvoir

et à sa pérennité. C’est le fondement même de la colonialité. Pour Fanon,

la colonialité renvoie non seulement au fait même de l’occupation

coloniale, mais également à une pluralité de processus de dépossession et

de stigmatisation.

Parmi les personnes sollicitées, il s’agit pour nous d’aller chercher des

narrations de chercheurs, de militants, d’artistes où les savoirs ne sont

pas hiérarchisés mais imbriqués, entremêlés, complexifiés, des savoirs en

mouvement qui s’inscrivent dans une praxis, celle que Fanon nous a légués

et que nous tentons humblement de nous approprier.

Dans cette quête d’un croisement entre la dimension clinique et politique,

nous avons aussi choisi des personnes qui sont en capacité de partager, de

mettre en mot et de décortiquer des expériences réelles de domination et à

travers lesquelles nous nous reconnaissons. Nous avons besoin de nous

sentir, de nous respirer, de nous lier, de nous disputer aussi pour nous

désaliéner.

L’ENJEU DU CORPS DANS LES SCIENCES SOCIALES EST-IL ASSEZ PRIS EN COMPTE ?

Cette question reste encore pleinement en chantier et nous devrons faire

preuve de temps, de patience et de résistance pour comprendre un monde

social à la lumière de l’histoire du corps et de son traitement physique,

psychique et politique à l’heure où des chercheur.e.s sont soupçonné.e.s de

fragiliser une république fantasmée et purifiée.

Des chercheur.e.s comme Hourya Bentouhami, Eric Fassin, Nacira Guenif, ont

travaillé sur le corps comme territoire politique et les conditions par

lesquelles les corps sont assignés et racialisés. Les principaux travaux

dont j’ai connaissance se situent à l’endroit des chercheur.e.s qui

s’intéressent aux études post coloniales et aux processus de racialisation

des migrants et descendants de migrants. La racialisation comprise non pas

seulement comme une assignation superficielle, sans rapport avec la réalité

quotidienne que vivent des sujets politiques. Selon Eric Fassin (2), la

racialisation participe de la subjectivation. La « race » n’est pas

seulement du côté des racistes, ni même du racisme structurel ; elle est

aussi incorporée par ceux qui y sont renvoyés. On ne peut pas se construire

en tant que sujet en faisant abstraction de cette expérience : elle est

structurante. Or, comme le montrent ces chercheur.e.s quand on affirme

cela, on s’expose à être taxé de racisme. Pour ne pas l’être, il faudrait

traiter ces questions de manière désincarnée, comme si les personnes, et

surtout les corps n’étaient pas affectés par cette expérience. On veut bien

parler de racisme et de sa moralisation, mais pas de racialisation.

QUELLES SONT LES REPRÉSENTATIONS DES CORPS ET PERSONNES ISSUES DE LA

DÉCOLONISATION QUI PARTICIPENT LE PLUS À LA PERSISTANCE DU RACISME DANS LA

SOCIÉTÉ FRANÇAISE ?

Déjà dans Les Damnés de la terre, l’école de psychiatrie d’Alger fournit

à Fanon l’occasion de discuter la pathologisation de la criminalité, de

l’anormalité et des conduites déviantes, mais surtout la pathologisation et

la criminalisation systématique de l’altérité (3). Il critique de manière

générale l’hypersexualisation des races dites inférieures, notamment des

Noirs, la naturalisation et la biologisation de l’impulsivité agressive, et

plus généralement l’usage idéologique de la nature à des fins de

légitimation de la société coloniale et de la violence sociale qu’elle

perpétue.

Fanon parlera aussi de « la zone du non-être » que le philosophe Norman

Ajari nous permet d’analyser encore aujourd’hui sous le prisme

philosophique et politique. Pour Fanon, c’est le mode d’apparaître du

colonisé (c’est-à-dire du Nègre, de l’Antillais, du Maghrébin…) dans le

monde blanc (c’est-à-dire la colonie ou la métropole coloniale). Si le

colonisé ne semble pas « doté » d’un être palpable, c’est que son existence

et sa nature sont sans cesse soumises à la question. Le chapitre de *Peau

noire, masques blancs *intitulé « l’expérience vécue du Noir » l’illustre

en mettant en scène une série de doutes existentiels traversés par un

colonisé soumis au regard d’une société colonialiste. Ainsi, au cœur du

concept fanonien de zone du non-être se trouve l’idée de violence raciale.

Nacira Guénif (4) met en évidence la construction du séparatisme racial qui

existe sous la colonisation avec comme objectif de préserver la pureté du

colonisateur et son hégémonie, que pouvaient affaiblir des liens de sang

avec l’indigène. Il n’aura cependant jamais tout à fait raison de la

fascination pour la nature « sauvage » de l’indigène et la volonté de se

l’approprier sexuellement.

La question des corps dans les processus d’exploitation, d’oppression, de

criminalisation, de soumission, d’invisibilisation dans le corps social

reste l’enjeu central d’un pouvoir qui s’interroge en permanence sur une

compatibilité de ces corps fantasmés avec une république purifiée que le

sang des indésirables viendrait entacher.

Si l’on s’appuie sur les travaux de sociologues et philosophes, tels que

Nacira Guénif, Saïd Bouamama, Norman Ajari ou Elsa Dorlin, on peut

identifier et nommer ces mêmes corps rattachés à l’histoire coloniale qui

continuent de constituer les corps « illégitimes », les corps « non

défendables » les corps « inclus à exclure », les corps tuables. La mort de

Nahel (adolescent français tué par balle par un policier en France en juin

dernier, NDLR) vient férocement nous rappeler combien il existe des vies

dignes d’être défendues et des vies en dehors de cette protection.

Ces damnés de la terre aujourd’hui sont celles et ceux que Saïd Bouamama

nomment les « ennemis de l’intérieur ». Dans ses travaux, le sociologue

décrit la fabrication d’une frontière symbolique hiérarchisante entre

« eux » et « nous ». Civiliser ces damnés de la France consisterait donc à

les amener à se dissoudre dans la société à laquelle ils doivent

appartenir. La simple invocation du processus fonctionne comme un constant

rappel à l’ordre de leur nature profondément barbare, incivilisée et

incivilisable.

LES CORPS/PERSONNES DES VICTIMES DU RACISME SONT PARFOIS INVISIBLES, EST-CE

UNE DES RÉALITÉS DU RACISME QUI COLLE AUX CORPS DES CES PERSONNES ISSUES

D’ANCIENS PAYS ET TERRITOIRES COLONISÉS ?

Je crois que continuer à invisibiliser, nier la présence de ces corps

participe au processus de déshumanisation à l’œuvre et occulte les

mécanismes de cette déshumanisation.

On voit bien comment on dépouille ces corps d’une longue histoire, d’une

âme, d’une culture, d’une terre habitable et d’un droit à la complexité et

à la vie.

Ces indésirables rattachés à l’histoire coloniale sont nés d’une rencontre

historique violente entre leur pays d’ici et celui de là-bas. Ils portent

le réel des traumas, à leurs corps défendant. Ils sont les étrangers de

leur propre histoire intime qu’ils ne peuvent pas s’approprier, mais aussi

les étrangers de leur Histoire de France. En réalité, leur singularité ne

vient que de leur singulière histoire de France, rayée des savoirs

collectifs. Ils sont ces Français différents et semblables à la fois,

n’aspirant qu’à une véritable affiliation par le corps social pour de

légitimes appartenances (5).

Ce faisant, replacer la focale sur l’histoire coloniale et les études

postcoloniales nous paraît être un enjeu majeur pour construire le monde en

devenir et se projeter dans une véritable démocratie. L’approche

postcoloniale cherche à interroger la construction de la rationalité des

savoirs en revenant sur leur méthode constitutive. Qu’est-ce en effet

qu’une démarche de recherche, et en quoi celle-ci nous dit-elle quelque

chose non par sur l’état des savoirs à une époque donnée mais sur ce

qu’elle exclut, sur la dignité et le sens de l’objet du savoir et sur la

position de celui qui distribue, classifie, commente le réel ? Quels sont

aussi ces savoirs, ces dispositifs, ces supports, ferments précieux où se

loge le racisme structurel ? Celui-ci s’énonce en réactivant

perpétuellement le fantasme sans cesse brandi du péril de la nation, de

l’invasion barbare, envers les générations installées depuis longtemps déjà

mais aussi vis-à-vis de leurs enfants qui héritent de la malédiction.

Dans le corps du monde, les corps en déplacement tracent un texte fait de

fragments d’espaces et de temps. Par leurs gestes, les corps ouvrent une

forme singulière de pensée qui inaugure un espace-temps d’enracinement

vital. Dans la brèche entre passé et futur, chaque geste devient le lieu

d’un présent intensifié par la force sensible d’une pensée. C’est

précisément parce que l’être humain pense qu’il vit dans cette brèche. Or,

les gestes rendent manifeste une pensée du corps : les assemblages de

mouvements disruptifs, les coupures, les passages, les recompositions,

constituent un événement par lequel les gestes apparaissent comme une force

politique. Chaque geste est une puissance d’agir qui n’arrache pas le corps

au vécu de son expérience, mais fait de ce corps entier la puissance d’une

figure politique qui déchire les ordres du discours (6).

Notes :

1 – Audre Lorde,

« On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître »

(1978), traduit de l’anglais (États-Unis) par Magali C. Calise et alii,

dans Sister Outsider, Carouge: Éditions Mamamélis, 2003, p. 115.

2- Crenn, Chantal, et Simona Tersigni. « Entretien avec Éric Fassin »,

Corps, vol. 10, no. 1, 2012, pp. 21-27.

3- Fanon Frantz, « De l’impulsivité criminelle du Nord-Africain à la guerre

de Libération nationale », Les Damnés de la terre, op. cit., pp.

283-297.

4- Guénif-Souilamas, Nacira. « 18. La réduction à son corps de l’indigène

de la République », Nicolas Bancel éd., *La fracture coloniale. La société

française au prisme de l’héritage colonial. *La Découverte, 2005, pp.

199-208.

5- Mansouri, Malika. « Conclusion », *Révoltes postcoloniales au cœur de

l’Hexagone. Voix d’adolescents*, sous la direction de Mansouri Malika.

Presses Universitaires de France, 2013, pp. 181-184.

6- Vilela, Eugénia. « Cartographies de l’ombre. Corps, exil et

résistance », Recherches en psychanalyse, vol. 34, no. 2, 2022, pp. 80-95.