LES CORPS, OBJETS DE RÉPRESSION MAIS AUSSI LIEUX DE RÉSISTANCE ET DE
SUBJECTIVATION
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Rédigé par : https://www.1538mediterranee.com/author/Coline Charbonnier
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Mis à jour le 14/11/2023 | Publié le 31/10/2023
“Corps et colonialité, ce que le racisme fait au corps”, les sciences
sociales interrogent cette problématique dans un cycle de rencontres et
ateliers à Marseille organisé par l’association Approches Cultures et
Territoires. Soraya Guendouz Arab, la directrice de l’association, décrypte
avec nous les enjeux de ces questions.
POURQUOI AVOIR VOULU QUESTIONNER L’ENJEU DU RACISME ET CE QUE CELA FAIT AU
CORPS DANS UN CONTEXTE DE COLONIALITÉ ?
Après avoir consacré un premier cycle au racisme structurel puis au trauma
colonial, le centre de ressources Approches Cultures et Territoires (ACT) a
fait le choix cette année de s’intéresser à la question du corps en
contexte colonial et postcolonial
https://www.approches.fr/corps-et-colonialite-ce-que-le-racisme-fait-au-corps/
.
Ce cycle nous est apparu comme une urgence politique et éthique mais aussi
corporelle, comme une nécessité vitale de revenir sur le passé colonial,
afin d’en escamoter les survivances, de les soigner et de les dépasser.
Il s’agit de s’intéresser au corps dans sa dimension plurielle reconstruite
à partir de différentes approches disciplinaires comme autant de réalités
corporelles. Un corps, des corps inscrits dans une filiation, celle de
l’histoire coloniale et des luttes des quartiers populaires. Des
chercheurs, des psychologues, des militants, des artistes pendant quatre
mois s’interrogent sur cet héritage, identifiant ces corps comme objets de
répression mais aussi comme lieux de résistance et de subjectivation.
A travers cette série de rencontres, nous poursuivons trois objectifs :
souligner l’existence d’un continuum colonial de la société française à
l’égard des habitants des quartiers populaires; fabriquer de nouveaux
savoirs collectifs en alliant les approches scientifiques et intimes;
réaliser un plaidoyer pour lutter contre le racisme structurel.
Nous avons souhaité également ouvrir des espaces nous permettant
d’expérimenter des ateliers d’art-thérapie, d’écriture et de cinéma au
croisement de l’intime, du politique et du soin et mettre ainsi au centre
de nos échanges la dimension esthétique et la création comme enjeu
politique. Il s’agit aussi de rendre visible à une échelle infrapolitique
la manière dont la danse, les mouvements corporels sont charnellement liés
aux résistances et révolutions passées.
Questionner le racisme en contexte de colonialité à partir du corps, c’est
aussi prendre soin collectivement de nos « blessures sacrées » et fabriquer
des espaces de résistances qui par notre volonté même de se rassembler
constitue un acte subversif à l’heure où la dimension collective est
fortement réprimée.
COMMENT AVEZ-VOUS CHOISI LES INTERVENANTES ET INTERVENANTS ET LES
ARTICULATIONS ENTRE ELLES ET EUX AU FIL DES RENCONTRES ?
Nous souhaitions mettre la focale sur les corps minorisés, racisés,
infériorisés, déshumanisés.
Ce faisant, la question de la subjectivité nous est très vite apparue comme
centrale, significative. Au lieu de la refouler, nous avons voulu la
cultiver dans un souci permanent de préserver des âmes brutalisées par une
histoire de l’oppression toujours à l’œuvre mais aussi dans une volonté
éthique et politique de dénoncer les usages universalistes des discours
dominants sur des corps dévitalisés, dénués d’humanité et de construire une
pensée critique nous permettant de mieux habiter ce monde.
Nous avons voulu restituer la complexité des corps en contexte colonial et
postcolonial sous l’angle de la littérature, de la sociologie, de la
psychologie mais aussi à travers une dimension artistique que le cinéma et
l’art thérapie nous permettent d’appréhender.
L’idée est de produire une narration située, incarnée à partir aussi d’une
critique sur la manière dont les savoirs autour du corps sont construits et
la manière dont l’épistémicide (le meurtre, la réduction au silence,
l’annihilation ou la dévalorisation d’un système de connaissances, NDLR)
participe de notre dépossession. L’épistémicide reste une matrice
essentielle du pouvoir dans la constitution de groupes sociaux assignés à
une non humanité mais aussi dans la constitution de savoirs liés au pouvoir
et à sa pérennité. C’est le fondement même de la colonialité. Pour Fanon,
la colonialité renvoie non seulement au fait même de l’occupation
coloniale, mais également à une pluralité de processus de dépossession et
de stigmatisation.
Parmi les personnes sollicitées, il s’agit pour nous d’aller chercher des
narrations de chercheurs, de militants, d’artistes où les savoirs ne sont
pas hiérarchisés mais imbriqués, entremêlés, complexifiés, des savoirs en
mouvement qui s’inscrivent dans une praxis, celle que Fanon nous a légués
et que nous tentons humblement de nous approprier.
Dans cette quête d’un croisement entre la dimension clinique et politique,
nous avons aussi choisi des personnes qui sont en capacité de partager, de
mettre en mot et de décortiquer des expériences réelles de domination et à
travers lesquelles nous nous reconnaissons. Nous avons besoin de nous
sentir, de nous respirer, de nous lier, de nous disputer aussi pour nous
désaliéner.
L’ENJEU DU CORPS DANS LES SCIENCES SOCIALES EST-IL ASSEZ PRIS EN COMPTE ?
Cette question reste encore pleinement en chantier et nous devrons faire
preuve de temps, de patience et de résistance pour comprendre un monde
social à la lumière de l’histoire du corps et de son traitement physique,
psychique et politique à l’heure où des chercheur.e.s sont soupçonné.e.s de
fragiliser une république fantasmée et purifiée.
Des chercheur.e.s comme Hourya Bentouhami, Eric Fassin, Nacira Guenif, ont
travaillé sur le corps comme territoire politique et les conditions par
lesquelles les corps sont assignés et racialisés. Les principaux travaux
dont j’ai connaissance se situent à l’endroit des chercheur.e.s qui
s’intéressent aux études post coloniales et aux processus de racialisation
des migrants et descendants de migrants. La racialisation comprise non pas
seulement comme une assignation superficielle, sans rapport avec la réalité
quotidienne que vivent des sujets politiques. Selon Eric Fassin (2), la
racialisation participe de la subjectivation. La « race » n’est pas
seulement du côté des racistes, ni même du racisme structurel ; elle est
aussi incorporée par ceux qui y sont renvoyés. On ne peut pas se construire
en tant que sujet en faisant abstraction de cette expérience : elle est
structurante. Or, comme le montrent ces chercheur.e.s quand on affirme
cela, on s’expose à être taxé de racisme. Pour ne pas l’être, il faudrait
traiter ces questions de manière désincarnée, comme si les personnes, et
surtout les corps n’étaient pas affectés par cette expérience. On veut bien
parler de racisme et de sa moralisation, mais pas de racialisation.
QUELLES SONT LES REPRÉSENTATIONS DES CORPS ET PERSONNES ISSUES DE LA
DÉCOLONISATION QUI PARTICIPENT LE PLUS À LA PERSISTANCE DU RACISME DANS LA
SOCIÉTÉ FRANÇAISE ?
Déjà dans Les Damnés de la terre, l’école de psychiatrie d’Alger fournit
à Fanon l’occasion de discuter la pathologisation de la criminalité, de
l’anormalité et des conduites déviantes, mais surtout la pathologisation et
la criminalisation systématique de l’altérité (3). Il critique de manière
générale l’hypersexualisation des races dites inférieures, notamment des
Noirs, la naturalisation et la biologisation de l’impulsivité agressive, et
plus généralement l’usage idéologique de la nature à des fins de
légitimation de la société coloniale et de la violence sociale qu’elle
perpétue.
Fanon parlera aussi de « la zone du non-être » que le philosophe Norman
Ajari nous permet d’analyser encore aujourd’hui sous le prisme
philosophique et politique. Pour Fanon, c’est le mode d’apparaître du
colonisé (c’est-à-dire du Nègre, de l’Antillais, du Maghrébin…) dans le
monde blanc (c’est-à-dire la colonie ou la métropole coloniale). Si le
colonisé ne semble pas « doté » d’un être palpable, c’est que son existence
et sa nature sont sans cesse soumises à la question. Le chapitre de *Peau
noire, masques blancs *intitulé « l’expérience vécue du Noir » l’illustre
en mettant en scène une série de doutes existentiels traversés par un
colonisé soumis au regard d’une société colonialiste. Ainsi, au cœur du
concept fanonien de zone du non-être se trouve l’idée de violence raciale.
Nacira Guénif (4) met en évidence la construction du séparatisme racial qui
existe sous la colonisation avec comme objectif de préserver la pureté du
colonisateur et son hégémonie, que pouvaient affaiblir des liens de sang
avec l’indigène. Il n’aura cependant jamais tout à fait raison de la
fascination pour la nature « sauvage » de l’indigène et la volonté de se
l’approprier sexuellement.
La question des corps dans les processus d’exploitation, d’oppression, de
criminalisation, de soumission, d’invisibilisation dans le corps social
reste l’enjeu central d’un pouvoir qui s’interroge en permanence sur une
compatibilité de ces corps fantasmés avec une république purifiée que le
sang des indésirables viendrait entacher.
Si l’on s’appuie sur les travaux de sociologues et philosophes, tels que
Nacira Guénif, Saïd Bouamama, Norman Ajari ou Elsa Dorlin, on peut
identifier et nommer ces mêmes corps rattachés à l’histoire coloniale qui
continuent de constituer les corps « illégitimes », les corps « non
défendables » les corps « inclus à exclure », les corps tuables. La mort de
Nahel (adolescent français tué par balle par un policier en France en juin
dernier, NDLR) vient férocement nous rappeler combien il existe des vies
dignes d’être défendues et des vies en dehors de cette protection.
Ces damnés de la terre aujourd’hui sont celles et ceux que Saïd Bouamama
nomment les « ennemis de l’intérieur ». Dans ses travaux, le sociologue
décrit la fabrication d’une frontière symbolique hiérarchisante entre
« eux » et « nous ». Civiliser ces damnés de la France consisterait donc à
les amener à se dissoudre dans la société à laquelle ils doivent
appartenir. La simple invocation du processus fonctionne comme un constant
rappel à l’ordre de leur nature profondément barbare, incivilisée et
incivilisable.
LES CORPS/PERSONNES DES VICTIMES DU RACISME SONT PARFOIS INVISIBLES, EST-CE
UNE DES RÉALITÉS DU RACISME QUI COLLE AUX CORPS DES CES PERSONNES ISSUES
D’ANCIENS PAYS ET TERRITOIRES COLONISÉS ?
Je crois que continuer à invisibiliser, nier la présence de ces corps
participe au processus de déshumanisation à l’œuvre et occulte les
mécanismes de cette déshumanisation.
On voit bien comment on dépouille ces corps d’une longue histoire, d’une
âme, d’une culture, d’une terre habitable et d’un droit à la complexité et
à la vie.
Ces indésirables rattachés à l’histoire coloniale sont nés d’une rencontre
historique violente entre leur pays d’ici et celui de là-bas. Ils portent
le réel des traumas, à leurs corps défendant. Ils sont les étrangers de
leur propre histoire intime qu’ils ne peuvent pas s’approprier, mais aussi
les étrangers de leur Histoire de France. En réalité, leur singularité ne
vient que de leur singulière histoire de France, rayée des savoirs
collectifs. Ils sont ces Français différents et semblables à la fois,
n’aspirant qu’à une véritable affiliation par le corps social pour de
légitimes appartenances (5).
Ce faisant, replacer la focale sur l’histoire coloniale et les études
postcoloniales nous paraît être un enjeu majeur pour construire le monde en
devenir et se projeter dans une véritable démocratie. L’approche
postcoloniale cherche à interroger la construction de la rationalité des
savoirs en revenant sur leur méthode constitutive. Qu’est-ce en effet
qu’une démarche de recherche, et en quoi celle-ci nous dit-elle quelque
chose non par sur l’état des savoirs à une époque donnée mais sur ce
qu’elle exclut, sur la dignité et le sens de l’objet du savoir et sur la
position de celui qui distribue, classifie, commente le réel ? Quels sont
aussi ces savoirs, ces dispositifs, ces supports, ferments précieux où se
loge le racisme structurel ? Celui-ci s’énonce en réactivant
perpétuellement le fantasme sans cesse brandi du péril de la nation, de
l’invasion barbare, envers les générations installées depuis longtemps déjà
mais aussi vis-à-vis de leurs enfants qui héritent de la malédiction.
Dans le corps du monde, les corps en déplacement tracent un texte fait de
fragments d’espaces et de temps. Par leurs gestes, les corps ouvrent une
forme singulière de pensée qui inaugure un espace-temps d’enracinement
vital. Dans la brèche entre passé et futur, chaque geste devient le lieu
d’un présent intensifié par la force sensible d’une pensée. C’est
précisément parce que l’être humain pense qu’il vit dans cette brèche. Or,
les gestes rendent manifeste une pensée du corps : les assemblages de
mouvements disruptifs, les coupures, les passages, les recompositions,
constituent un événement par lequel les gestes apparaissent comme une force
politique. Chaque geste est une puissance d’agir qui n’arrache pas le corps
au vécu de son expérience, mais fait de ce corps entier la puissance d’une
figure politique qui déchire les ordres du discours (6).
Notes :
1 – Audre Lorde,
« On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître »
(1978), traduit de l’anglais (États-Unis) par Magali C. Calise et alii,
dans Sister Outsider, Carouge: Éditions Mamamélis, 2003, p. 115.
2- Crenn, Chantal, et Simona Tersigni. « Entretien avec Éric Fassin »,
Corps, vol. 10, no. 1, 2012, pp. 21-27.
3- Fanon Frantz, « De l’impulsivité criminelle du Nord-Africain à la guerre
de Libération nationale », Les Damnés de la terre, op. cit., pp.
283-297.
4- Guénif-Souilamas, Nacira. « 18. La réduction à son corps de l’indigène
de la République », Nicolas Bancel éd., *La fracture coloniale. La société
française au prisme de l’héritage colonial. *La Découverte, 2005, pp.
199-208.
5- Mansouri, Malika. « Conclusion », *Révoltes postcoloniales au cœur de
l’Hexagone. Voix d’adolescents*, sous la direction de Mansouri Malika.
Presses Universitaires de France, 2013, pp. 181-184.
6- Vilela, Eugénia. « Cartographies de l’ombre. Corps, exil et
résistance », Recherches en psychanalyse, vol. 34, no. 2, 2022, pp. 80-95.