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2024-3-27 11:56

Les topographies du pouvoir de Mark Lombardi : l’oeuvre dans la carte

Texte de Nathalie Casemajor Loustau

publié dans Espace N° 103-104 – printemps-été 2013

https://espaceartactuel.com/topographies-du-pouvoir-mark-lombardi/

Comment donner à voir un espace qui n’a pas de fin, pas de frontières,

pas même d’étendue physique ? Certaines cartes ne représentent pas des

territoires géographiques et, pourtant, elles servent aussi à

s’orienter, à naviguer dans un système, à visualiser des trajectoires

possibles et des flux de circulation. « Je cartographie le terrain

social et politique dans lequel je vis », disait Mark Lombardi (1951-

2000) à propos de la série de diagrammes qu’il a commencée en 1994, à

Houston, et qui s’est achevée avec sa mort tragique à New York.

La posture du cartographe, arpenteur de l’espace, explorateur des

dimensions du visible et de l’invisible, est revendiquée par bien des

artistes mais aussi par des philosophes. « Je suis un cartographe »,

disait Michel Foucault dans une entrevue en 1975. Écrire, c’est «

arpenter, cartographier, même des contrées à venir », écrivaient

Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux (1). Inspirés par les

développements de l’art conceptuel, les diagrammes de Lombardi ont

souvent été décrits et interprétés en référence à ces penseurs

cartographes que sont Foucault, Deleuze et Guattari. Alors qu’au sens

géographique, le mot carte désigne la représentation graphique d’un

territoire sur un support (globe, carton, toile, atlas), sa définition

philosophique plus abstraite inspire spontanément une mise en relation

avec le travail de Lombardi.

Un système de réseaux

Les diagrammes de Lombardi sont nés de l’insatiable curiosité de

l’artiste pour les scandales gouvernementaux. Des années durant,

d’abord en tant que recherchiste au Everson Museum, puis parallèlement

à son activité de bibliothécaire à Houston, il a minutieusement

documenté les réseaux d’alliances entre les milieux de la politique et

de la finance à l’échelle globale. Son enquête l’a mené sur les pas de

Georges Bush et de Bill Clinton, en passant par les cercles fermés du

Vatican, de la mafia, du trafic d’armes et de la drogue, du terrorisme

et de la corruption. Les oeuvres qu’il en a tirées dessinent la

topographie d’un système de pouvoir, alimenté par des transactions

financières et secoué par des condamnations judiciaires, sur une

période courant des années 1930 jusqu’aux années 1990.

On entre dans les dessins de Lombardi par n’importe quel point de la

carte. L’interaction des forces politiques, économiques et sociales y

prend la forme d’un réseau complexe. L’oeil est spontanément attiré par

certains noeuds de convergence à partir desquels rayonne une

concentration de lignes. Ces arcs pointent vers des noeuds secondaires,

qui rebondissent et se déploient de nouveau pour former les

ramifications d’un système de points interconnectés. L’espace non

référentiel à l’intérieur duquel Lombardi localise ces systèmes est

relatif, flexible, extensible.

Dans World Finance Corporation and Associates, ca. 1970-84: Miami,

Ajman, and Bogota-Caracas [Brigada 2506; Cuban Anti-Castro Bay of Pigs

Veteran (7e version, 1999)], la banque au coeur du scandale est la

principale racine du réseau, avec son étoilement de lignes qui

rayonnent et convergent tout à la fois pour former un cercle quasi

parfait et cependant ouvert. Gery Bull, Space Research Corporation and

Armscor of Pretoria, South Africa, ca. 1972-80 (5e version, 1999)

montre deux noyaux symétriques reliés par une accumulation d’arcs de

cercle qui se font face comme une hydre bicéphale. Dans ces deux

exemples, l’unité de la forme naît de ses contours, de l’arrondi

parfait de ses courbes et de l’immaculée blancheur qui lui sert de

toile de fonds (moins un vide qu’un milieu elliptique). Élégantes,

délicates et harmonieuses, les fines lignes tracées au graphite

contrastent avec la turpitude des manoeuvres de corruption qu’elles

révèlent.

Chronologie spatialisée

Certaines cartes incorporent aussi une dimension temporelle, et leur

forme s’étire alors à l’horizontale. Le tableau Inner Sanctum: The Pope

and His Bankers Michele Sindona and Roberto Calvi, ca. 1959-82 (5e

version, 1998) dépeint les flux d’évasion fiscale et de financement

occulte émanant de la banque du Vatican. Trois lignes chronologiques

structurent la forme : les dates égrenées le long des axes servent

d’ancrage à un nuage de points dispersés de part et d’autre. Structurée

autour de ces lignes de force, la forme s’ouvre et ses contours gagnent

en porosité à mesure que le scandale se développe et s’étend. Dans le

feuilletage des dimensions spatiales et temporelles éclosent de

multiples foyers d’influence qui projettent vers l’extérieur des tiges

isolées, pareilles à des bulbes lancés à la conquête de nouveaux

territoires.

Distribuant dans l’espace les interactions sociales, Lombardi rend

visibles et intelligibles les relations qui constituent un secteur du

champ social. Les structures qu’il dessine s’apparentent à des

sociogrammes : elles croisent la forme du réseau (représentant

l’organisation des relations entre les éléments d’un système) et celle

du diagramme (représentant les processus dynamiques et l’évolution

historique du système).

Le lexique du cartographe

Le langage formel adopté par l’artiste est à la fois limpide et opaque.

Dans la tradition classique des cartographes, Lombardi a fixé un

lexique de signes conventionnels, spécifiant la nature de chaque

élément représenté ainsi que leurs relations : les flèches à une ou

deux pointes désignent une influence unidirectionnelle ou

bidirectionnelle, les pointillés représentent un transfert d’argent,

les spirales indiquent la revente de l’entreprise, et la couleur rouge,

en rupture avec l’uniformité tonale du dessin, signale les actions

légales, mises en faillite ou poursuites judiciaires.

Malgré cette précision clinique, l’information contenue dans la carte

résiste à l’interprétation. À moins de connaître le contexte de

l’affaire et ses protagonistes, il est difficile de saisir les

circonvolutions du récit qui se déroule sous nos yeux. Tout en rendant

visibles des manoeuvres cachées, en révélant le scandale dans une

structure ordonnée, épurée et légendée avec minutie, l’oeuvre

n’explique rien. Elle ne donne pas un sens de lecture, elle nous perd

dans ses méandres. Ce jeu entre la transparence de la méthode, le

caractère éthéré de la forme et l’opacité du sens crée une tension qui

met en place les conditions de la critique, politique.

La carte fluide

Les structures de Lombardi sont souvent décrites comme des rhizomes.

Dans le domaine de la botanique, un rhizome est un réseau de tiges

souterraines. Deleuze et Guattari ont donné un sens philosophique à ce

terme et l’ont associé à l’idée de carte, non plus comme production

graphique, mais au sens abstrait. Ils définissent la figure du rhizome

comme l’opposé de la structure hiérarchique en arbre, avec son tronc

principal et ses branches secondaires. Le rhizome, c’est au contraire

un réseau de connections potentiellement infini, non hiérarchique, fait

de « directions mouvantes », sans commencement ni fin, ni positions

localisables. Le rhizome lui-même est « non-signifiant », « sans

mémoire organisatrice », il est « devenirs ». Ce n’est pas un calque,

une forme d’enregistrement ou de reproduction du territoire, c’est la

carte elle-même, « tout entière tournée vers une expérimentation en

prise sur le réel », ouverte, reconfigurable. « On peut la dessiner sur

un mur, la concevoir comme une oeuvre d’art, la construire comme une

action politique ou comme une méditation », peut-on lire dans Mille

Plateaux. « Faites des cartes, et pas des photos ni des dessins ! »,

s’exclament les auteurs.

Mais comment donner à voir pas même un territoire, mais une carte

abstraite et toujours ouverte, mouvante, fluide, qui ne peut être

reproduite mais seulement produite ? Dans les dessins de Lombardi, la

configuration du réseau se donne à lire comme un « enregistrement » du

trafic d’influence et de ses trajectoires. Il capture la trace des flux

de pouvoir à l’intérieur de l’infinie capillarité du rhizome.

Cristallisant l’une de ses potentialités, l’une de ses combinaisons

actualisées, il donne à voir un état de connexion en suspend. Il

archive la trace des microphénomènes qui se sont produits par effet

rhizomatique. Fonctionnant comme mémoire organisatrice des effets

rhizomatiques, les réseaux de Lombardi se distinguent du rhizome comme

l’événement de son archive.

La carte comme « machine abstraite »

Lombardi utilise le terme diagramme pour qualifier sa production

graphique. «Je pille le vocabulaire des diagrammes et graphiques

utilisé par le milieu des affaires […] en réarrangeant l’information

dans un format visuel qui me semble intéressant », explique-t-il 2.

Assemblage concret de figures géométriques, le diagramme se décline

aussi au sens abstrait. « Qu’est-ce que le diagramme ? », questionne

Deleuze commentant la pensée de Foucault, « c’est la carte des rapports

de force, carte de densité, d’intensité, qui procède par liaisons

primaires non-localisables, et qui passe à chaque instant par tout

point, “ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre” (3). »

Décrits tous deux comme des cartes sous la plume de Deleuze, le rhizome

et le diagramme possèdent des points communs : ils se déploient dans la

mise en relation, en coextension à l’ensemble du champ social, de

manière non localisée, diffuse, sans forme fixe, dans une virtualité

fluctuante. Mais ils ne s’équivalent pas : le diagramme de Foucault

possède une dimension causale, il est la « machine abstraite »

immanente, constitutive du pouvoir, qui génère des agencements de

rapports de force entre des individus, des objets techniques, des

organisations. Le diagramme de Foucault habite la béance de l’espace

informe à l’intérieur duquel prennent place les diagrammes localisés de

Lombardi. Le premier détermine la configuration visible des seconds

tout en demeurant invisible, dans l’étendue ouverte de l’entre-deux.

Les oeuvres dans la carte

Dans un article sur Lombardi et les « diagrammes relationnels », Jakub

Zdebik cherche à montrer comment le travail de Lombardi « illustre sur

le plan pratique » le concept philosophique du diagramme : « les

caractéristiques du diagramme telles qu’elles sont énumérées par

Deleuze sont aussi présentes dans le travail de Lombardi 4 », écrit-il.

Il explique, par exemple, que le diagramme de Deleuze « est défini par

des fonctions abstraites et informelles ainsi que par une matière sans

forme » et qu’en corrélation, « les diagrammes de Lombardi ne peuvent

pas être définitifs parce qu’une partie des informations est manquante

». Plus loin, il ajoute que le premier « ne distingue pas le contenu de

l’expression », et qu’en parallèle dans les seconds, « l’aspect vague

des courbes dénotant “l’influence” fonctionne sur un plan matériel

(l’échange d’argent) et sur un plan esthétique (la représentation des

flux de pouvoir). »

Certains parallèles établis par Jakub Zdebik semblent évidents,

d’autres moins, mais au final le jeu des correspondances n’est-il pas

piégé ? À trop vouloir comparer les caractéristiques du concept et

celles de l’oeuvre, on pourrait en venir à la conclusion inverse, à

savoir que les diagrammes de Lombardi n’illustrent pas le concept de

diagramme selon Deleuze. En effet, si le diagramme de Deleuze est « la

carte des rapports de force », ces rapports de force sont quasi absents

dans les dessins de Lombardi. Certes, le pouvoir judiciaire se signale

par des marques rouges sur la carte, et il vise (souvent vainement) à

stopper les pratiques véreuses, mais ce qui apparaît devant nos yeux,

c’est moins des rapports de force que des rapports de connivence entre

puissants.

Une autre approche pour envisager la relation entre les diagrammes de

Lombardi comme production graphique et le diagramme abstrait de Deleuze

et Foucault comme outil conceptuel consiste à penser que l’oeuvre est

dans la réalité décrite par le concept : elle ne représente pas la

carte, elle s’inscrit dedans, phénoménologiquement, en tant qu’objet

existant dans le monde. Ce monde dans lequel l’oeuvre prend place est

travaillé par la carte des rapports de force (le diagramme) et innervé

par un potentiel de connectivité (le rhizome). C’est en tant qu’elle

fait partie du monde (et non pas parce qu’elle le représente) que

l’oeuvre contribue à produire la carte.

Les oeuvres de Lombardi (toute oeuvre en définitive) activent des zones

du rhizome, elles s’inscrivent dans des relations de pouvoir et de

savoir, elles créent de nouvelles connections inattendues en dehors de

l’espace de l’oeuvre. Le dessin intitulé BCCI-ICIC & FAB 1972-91 (4e

version, 1996-2000) est considéré comme l’une des oeuvres les plus

abouties de Lombardi. Dans la trame du réseau, on peut déchiffrer les

noms des anciens responsables de la banque frauduleuse, ceux de leurs

associés, et celui du beau-frère d’un ancien directeur de la banque :

Osama bin Laden. Quelques semaines à peine après les attentats du 11

septembre 2001 contre le World Trade Center, le Whitney Museum reçut

une sollicitation inhabituelle : une agente du FBI demanda à consulter

le dessin. L’attraction générée par une oeuvre d’art chez le FBI, sa

reconfiguration comme source d’information dans la « guerre contre le

terrorisme », c’est peut-être là que réside l’exemplarité des

connections possibles et la capacité de l’oeuvre à ouvrir de nouvelles

voies de circulation dans la carte.

Nathalie Casemajor Loustau est chercheure en postdoctorat au

Département d’histoire de l’art et des études en communication à

l’Université McGill. Ses travaux de recherche portent sur la mémoire

photographique, les archives numériques, l’appropriation de l’espace

urbain et la visualisation des concepts en sciences sociales. Au cours

des dernières années, elle a travaillé comme coodinatrice,

administratrice et chercheure dans divers collectifs citoyens,

organisations culturelles et projets académiques. Elle a également

enseigné à l’UQÀM (École des médias, Département de sociologie) et à

l’université Lille 3 (Département art et culture).

(1) Voir en particulier « Introduction : rhizome », dans gilles

Deleuze et Féliz Guattari, Miles Plateaux. Capitalisme et schizophrénie

2, Les Éditions de Minuit, 1980.

(2) Traduction de l’auteure. Cité dans Robert Hobbs, Mark Lombardi:

Global Networks, New York, 2003, p.115.

(3) Gilles Deleuze, « Un nouveau cartographe », dans Foucault, Les

Éditions de Minuit, 1986, p.44.

(4) Jakub Zdebik, « Networks of Corruption: The Aesthetics of Mark

Lombardi’s Relational Diagrams », Revue d’art canadienne, v. 36, n.2,

2011, p. 74-75.